On dit parfois dans les cours de yoga qu’il faut se méfier du mental, obstacle vis-à-vis de l’accès à un état de conscience purifié et à la paix intérieure. Entendons vraiment cette formulation. Comme d’autres phrases répétées, elle peut devenir automatique et figer, voire fausser, la réflexion. Car les paroles produisent leur effet propre et leur enchaînement peut s’auto-entretenir en un discours intérieur. La pensée, obstacle ou instrument de clarté ?
La Taittirīya Upanishad décrit le corps de l’homme à l’image de celui d’un oiseau : il volera très loin si une bonne synergie s’établit entre ses différentes parties. Cinq corps s’y entrelacent : chair, énergie, mental, personnalité, joie profonde (ānanda). Plaçons la pensée entre la troisième et la quatrième. Nous pensons, car nous parlons, d’où des réalisations incontestables, des réflexions subtiles. Pour analyser nos expériences, prendre du recul, tenir compte du contexte, il est indispensable de réfléchir. D’autant que – tâche difficile – nous faisons passer dans l’Occident du XXI e siècle la discipline indienne antique du yoga. Alors réfléchissons, avec l’espoir d’un gain de clarté sur ce que nous pratiquons.
Deux exemples
Qu’est-ce qui se joue inconsciemment dans la relation entre un professeur et un élève ? Il est bon d’y réfléchir pour ne pas être pris au piège de projections ou d’identifications inconscientes. Et quid du secret professionnel, protection pour chacun et pour le travail commun ?
Dans quel but, quel contexte, chanter des textes védiques ? Desikachar avait choisi d’y consacrer un lieu autre que celui des cours de yoga. Car leur contexte symbolique est fort. Quelle valeur attribuons-nous au chant des textes indiens, au choix de mantra ? Magie du sanskrit ? Signification ? Effet des sonorités ? Distance avec une langue trop familière ? Mais quelle place dans une réunion administrative ?
Réduire les klesha par la réflexion
Il est vrai que les élaborations/élucubrations de la pensée peuvent avoir un effet d’amplification des affects, des klesha « fauteurs de trouble » (ignorance, identification, compulsion, répulsion, peur). Mais c’est à la « réflexion profonde » (dhyāna) que nous invite Patañjali pour en réduire l’emprise (YS II. 11). Et les affects manifestés donnent aussi une chance de mieux voir et d’ajuster les actions.
Que voulons-nous atteindre, au fond ? La béatitude ? Jacques Lacan, dans Télévision (1973), en parle comme d’une « idée qui va assez loin pour que le sujet s’en sente exilé ». Trouver une paix dans les moments d’intervalles entre les pensées ? Desikachar présentait ānanda comme « l’essence des émotions » ; Lacan invite au « gai savoir, docte ignorance qui est la confrontation au réel des affects » : aller au-delà de ce qui, par la pensée et le discours intérieur, voile ce réel. La clarté ? Voir les mécanismes de la pensée pour ne plus croire qu’on en sait tant que ça ?