Le fonctionnement du mental (citta vrtti) 2ème partie

Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Au printemps je vous ai présenté les quatre aphorismes inauguraux du Yoga Sūtra. Le premier chapitre s’appelle samādhi, qui signifie « un état unifié » – très proche du sens premier du mot yoga : union. Samādhi, recèle également l’idée du repos complet – le tombeau d’un personnage réputé saint est par exemple désigné par ce terme. Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas à aller à votre dernière demeure prématurément pour connaître le samādhi, – il est accessible autrement ! Le bon Mircéa Eliade propose « enstase », qui évoque un état d’exaltation et de ravissement (stase), mais tourné vers l’intérieur « en » au lieu de vers l’extérieur « ex ».
Toujours est-il que le mot désigne un état mental. Cultiver cet état mental serait le moyen d’accéder à ce que Patañjali nomme kaivalya, libération, au 4ème chapitre. Libération de quoi ? Serait-ce sortir de l’identification du psychisme d’avec la source de perception citée au sūtra quatre du chapitre un ? Nous avons vu que ces premiers aphorismes posent le décor. Dans l’ordre de 1 à 4 :

• la transmission authentique du yoga peut commencer si une certaine préparation a été accomplie des deux côtés – enseignant et élève,
• yoga est la capacité à diriger et à maintenir dirigé le fonctionnement du mental,
• cela permet l’apparition de la source de perception, notre partie spirituelle ou immatérielle, dans sa vraie nature,
• sinon la source de perception est confondue avec l’activité mentale
Examinons à présent les aphorismes suivants.

Patañjali démarre la présentation des fonctionnements du mental (cittavrtti) par deux affirmations : ils sont au nombre de cinq et peuvent tous être pénibles ou bénéfiques. Ne nous précipitons pas à distribuer les étiquettes ! Avec le temps ce qui paraissait problématique peut se révéler salutaire ou, à l’inverse, ce qui semblait positif peut se dévoiler affligeant…

Le sūtra I, 5 se décline ainsi : vrttayah pancatayyah klishta aklishtāh. Les activités du mental (vrttayah) sont au nombre de cinq (pancatayyah) et peuvent être pénibles (klishta) ou bénéfiques (aklishtāh). L’auteur du traité va lister au prochain aphorisme les cinq fonctionnements du mental et ensuite chacun sera examiné tour à tour du sūtra sept au sūtra onze. Toutefois, arrêtons-nous un instant sur la deuxième affirmation de Patañjali : ils peuvent être pénibles ou bénéfiques.

Une des recherches fondamentales du yoga est de prendre conscience de la réalité telle qu’elle est. Or nous ne sommes pas toujours en mesure de la voir – ce qui est problématique – mais également nous ne parvenons pas toujours à supporter la réalité – ce qui est franchement dérangeant ! Ainsi nous pouvons aisément comprendre que, plus la stabilité intérieure est grande, moins les prises de conscience de la réalité nous affligeront. Et, fort de cette idée, nous pourrions éventuellement accepter de passer par des moments pénibles, puisque nous reconnaissons l’existence d’une certaine vulnérabilité en nous-même.

Par exemple, quelqu’un de très anxieux qui vient d’être prévenu qu’une analyse médicale indique la présence de cellules cancéreuses pourrait imaginer le pire… En revanche, si cette personne reconnait la présence de cette vulnérabilité, elle pourrait admettre que cela accentue la réalité de sa situation.

Elle pourrait alors tolérer d’avantage l’embarras de l’information. En d’autres termes, la pénibilité réelle de n’importe quelle situation, événement ou nouvelle est toujours fonction de la manière dont nous l’accueillons ou réagissons – donc à notre équilibre intérieur.
Au final – et c’est bien là l’importance de la pratique du yoga qui vise à créer les conditions favorables à l’entretien d’un plus grand calme, stabilité et sérénité intérieurs – le degré de pénibilité que peut représenter les cinq fonctionnements du mental dépend aussi de l’aplomb interne. Fort heureusement, et il convient bien de s’en rappeler, l’activité du mental produit également des éléments bénéfiques, positifs et agréables dans notre vie !

La liste est annoncée au sūtra I, 6 : pramāna viparyaya vikalpa nidrā smrtayah. Les cinq activités du fonctionnement mental sont la compréhension juste (pramāna), la compréhension fausse (viparyaya), l’imagination (vikalpa), le sommeil profond (nidrā) et la mémoire (smrtayah).
Les activités du mental se succèdent à une vitesse incroyable, mais chacune d’entre elles possède des caractéristiques propres qui peuvent être identifiées. D’ailleurs, il n’est pas inutile d’essayer d’observer ce ballet dans notre psyché, comme une pratique au quotidien. Mais attention au tournis ! À pratiquer avec modération…
Bien que chaque aspect aura son développement dans un aphorisme dédié, je vais d’abord déployer un peu le sens des mots.

Pramana est une compréhension juste, signifiant qu’elle correspond à la réalité, c’est-à-dire elle résiste à l’épreuve du temps. Il s’agit de perceptions et de prises de conscience qui donnent des informations, lesquelles nous octroient des connaissances. Par exemple je vois le facteur s’approcher de la maison avec des lettres à la main – je comprends que j’ai du courrier. J’attends la livraison d’un colis à 11 heures et la sonnette retentit à 11 heures moins cinq – j’interprète que le paquet est arrivé. Quelqu’un me dit qu’en mon absence une entreprise portant le nom d’un fleuve d’Amérique du Sud s’est arrêté devant ma demeure – je conçois que j’aurai une notification dans la boîte aux lettres. Notre quotidien est peuplé de cette activité du mental, qui se reporte au moment présent.

Viparyaya, qui se reporte également au présent, est une compréhension fausse, signifiant qu’elle ne correspond pas à la réalité, et de ce fait elle ne résiste pas à l’épreuve du temps. Il s’agit de pramāna, avec erreur. Les connaissances qui en découlent sont « toxiques » puisque pour nous, sur le moment, elles sont vraies. Notre quotidien est malheureusement peuplé tout autant de cette activité du mental que de la précédente, dont elle est la pendante inverse et embarrassante ! Pour couronner le tout, la compréhension fausse a des répercussions sur notre avenir puisque, tant que nous n’avons pas décelé l’erreur, nos actions se construisent dessus – en toute bonne foi !!!

Vikalpa est l’activité mentale qui permet la représentation, la conceptualisation, l’imagination. Elle est basée sur les connaissances engrangées dans le courant de la vie et elle correspond à la possibilité de créer (kalpa) quelque chose de spécial (vi). Par exemple, si je vous demande d’imaginer le Général de Gaulle assis dans votre salon, puisque vous connaissez le personnage ainsi que votre séjour, vous pouvez le faire. Avouons-le, il s’agit d’une création bien singulière, à moins que vous ayez réellement eu l’occasion de l’accueillir chez vous… ?! Ce fonctionnement du psychisme a permis de grandes découvertes de la science – la théorie de la relativité d’Einstein ou le théorème de Pythagore étaient issus de l’imaginaire de ces grands penseurs. Des œuvres d’art également – des peintures de Van Gogh aux symphonies de Beethoven en passant par le magnifique Pont de Millau… Quand vous cherchez quoi offrir comme cadeaux de Noël à votre famille, c’est vikalpa qui est en action. L’imagination rend possible des idées qui donnent lieu à des projets d’économies d’énergie qui circulent en ce moment ou encore à la malheureuse invasion de l’Ukraine… Et cetera. Ce fonctionnement du mental combine à la fois le passé, par nos connaissances, le présent, par un genre d’assemblage d’idées, ainsi que le futur, par la visualisation d’éléments qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore réalisés.

Nidrā est l’activité du mental qui correspond au sommeil profond. Il ne s’agit pas des périodes où nous rêvons – qui mêlent les autres activités de la psyché – mais bien du fonctionnement qui met celles-ci à l’arrêt. Bien que cela se passe dans un présent, nous ne pouvons le vivre qu’en différé ! En effet, au réveil, l’impression d’avoir bien dormi correspond à la réalité d’un sommeil profond dans la nuit. Il est intéressant de noter au passage que les ondes du cerveau observées pendant ce moment particulier de la nuit ont une forte ressemblance avec celles observées dans le cerveau des personnes qui ont une pratique régulière de la méditation lorsque ces dernières sont « en méditation ».

Smrti est l’activité du mental qui correspond à la mémoire et ainsi se reporte au passé – même si, au moment où nous nous remémorons un évènement, nous avons une expérience dans le présent. D’ailleurs, c’est ainsi que nous pouvons avoir une action sur un souvenir ancien. Il ne s’agit pas d’un effacement, qui pour Patañjali est impossible par la nature même de smrti. En associant quelque chose de différent à cette mémoire, nous créons un nouveau qui peut ainsi agir de la même façon que l’ancien. Il est assez séduisant de noter que ce texte deux fois millénaire indique que les « enregistrements » qu’engrange notre mémoire incluent non seulement les faits mais également comment nous avons réagi à ceux-ci. Par exemple, au moment où nous contemplons le soleil en train de se lever à l’horizon, notre mémoire enregistre à la fois l’évènement et l’émotion que nous ressentons. Et nous ne pourrons pas dissocier les deux. Il en va de même pour un moment pénible…

La suite des aphorismes, comme indiqué plus haut, va voir le déploiement du sens et de la nature de chacune de ces cinq activités du mental. En attendant de les étudier, il convient de se rappeler ce qui est expliqué au deuxième aphorisme : l’état du yoga consiste en la direction consciente de ces cinq activités – « savoir où on a la tête ». Lorsque cet état est manifeste, la partie spirituelle de notre nature est plus présente dans le monde matériel. En l’absence de cet état mental, où nous ne sommes pas conscients de l’orientation du fonctionnement du psychisme, la tendance naturelle est d’ignorer la partie immatérielle de notre être en s’identifiant à l’activité mentale… »

Martyn NEAL, formateur IFY – 2022