Le fonctionnement du mental (citta vrtti) 1ere partie

Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Avant de commencer l’écriture de cet article, je me suis posé la question « quand est-ce que j’ai débuté cette aventure ? » et, après recherche, j’ai trouvé le premier article, datant de 2006. J’étais étonné de voir que ce que j’écrivais en préambule, il y a maintenant 16 années, était tout aussi vrai aujourd’hui :
J’ai un souvenir encore frais, quand, pour la première fois, je devais accueillir seul un groupe de personnes qui avaient été appelées pour remplir un acte fort de citoyenneté – être membre d’un jury pour délibérer sur la culpabilité de personnes accusées d’avoir transgressé la loi : ce fut un moment difficile. « Vais-je dire ce qu’il faut comme il le faudrait ? » J’ai le même sentiment en m’apprêtant à commencer cette série d’articles sur le Yoga Sūtra de Patañjali…
En effet il s’agit d’une responsabilité et d’un devoir. Non pas un devoir de résultat, mais de fidélité. Rester fidèle au texte, rester fidèle au sens, rester fidèle à l’enseignement reçu. Toutefois, ce devoir de fidélité ne doit pas m’empêcher d’être moi-même et de tenir en compte le lecteur – c’est vous. Oui, il y a vous et moi ! Alors j’ai décidé d’écrire comme si je vous parlais. À la première personne du singulier. Être subjectif, mais attentif, voilà mon objectif !
Depuis lors, je vous ai parlé de divers thèmes développés dans le Yoga Sūtra, deux fois par an. Voici que, dans ce même esprit, je vous propose d’examiner à présent comment Patañjali expose le fonctionnement du mental dans son traité deux fois millénaire.

Le premier chapitre est souvent présenté comme étant celui des définitions. L’auteur du traité commence par la définition du yoga et ensuite par celle des activités du psychisme. Patañjali suit la tradition, puisque le premier aphorisme commence par le terme atha. L’emploi de atha en début d’un texte est censé placer celui-ci sous de bons auspices, une fonction similaire à celle remplie par la syllabe sacrée de l’Inde : Om. Atha signifie également que le moment est propice – sous-entendu que l’élève est préparé et prêt à commencer l’étude. La notion de préparation est importante. Démarrer n’importe quelle activité implique d’avoir accompli à l’avance certaines choses. Par exemple, avant de jouer un match de rugby il convient d’apprendre des gestes spécifiques, comprendre les règles, se munir de l’équipement nécessaire etc… L’idée d’être prêt n’est pas moins importante. L’horaire et le jour du match sont connus, le stade est rempli, les deux équipes ainsi que le corps arbitral sont présents sur le terrain, l’arbitre porte le sifflet en bouche… Voilà « atha » pour un match de rugby !

Ce premier sūtra – atha yoga anushāsanam – indique que les conditions sont favorables pour que l’enseignement du yoga puisse commencer. Le terme anushāsanam traduit le sens de continuité. Le yoga n’est pas l’invention de Patañjali. Il est un passeur. Ce même terme indique également la notion de légitimité – son propre cheminement a été suffisamment accompli pour qu’il puisse dispenser l’enseignement. Et la personne qui le reçoit pourrait à son tour transmettre le yoga… Or la transmission est une affaire d’énergie. Tout comme l’énergie produite dans le moteur d’une voiture doit être transmise aux roues pour que le véhicule avance, le yoga a besoin d’êtres humains pour traverser les siècles. « Maintenant, le moment étant propice, la transmission authentique du yoga peut commencer ». Seuls, un enseignant, aussi qualifié soit-il ou un élève, aussi motivé soit-il, ne peuvent faire avancer le yoga. L’humain et la relation sont au centre de la démarche du yoga, comme il m’arrive souvent de l’affirmer.

Au deuxième aphorisme nous trouvons la définition : yoga citta vrtti nirodhah. L’auteur place le yoga, sans ambiguïté, au niveau du psychisme : citta. Ce mot apparaît 22 fois dans le yoga sūtra, plus des synonymes à d’autres moments… Quand on connaît l’extrême brièveté du discours de Patañjali, cela confirme le propos : le yoga est une affaire mentale. Bien que nous puissions utiliser de nombreux outils pour agir dessus – corps, souffle, sens etc. – le mental reste au cœur de l’attention du yogi. Le mot vrtti, qui est accolé au terme de citta, signifie l’activité ou le fonctionnement (du mental – citta). Vrtti recèle l’idée du mouvement, de fluctuation, et se trouve souvent traduit par « tourbillon », laissant entendre quelque chose qui manque de stabilité ou de paix. Enfin le dernier mot de l’aphorisme est nirodha, qui est susceptible d’être interprété de multiples façons, dont une qui est très répandue : l’arrêt. Fidèle à la manière dont T.K.V. Desikachar exposait nirodha dans le contexte de ce sūtra I, 2, je vais parler de « direction ». En effet, il présentait le sens du mot comme une double action : donner une direction à l’activité du mental et restreindre la tendance de celle-ci à se disperser. T.K.V. Desikachar disait souvent par rapport à l’idée de l’arrêt : « Quel dommage d’arrêter un instrument aussi formidable que le mental ! ». La racine « ni » recouvre l’idée d’intensité et « rudh » celle d’être enveloppée d’un intérêt particulier. Ensemble les deux racines donnent le terme nirodha qui véhicule la notion d’une « bulle » de concentration intense qui éloigne la possibilité de distraction. De manière schématique, je résume nirodha en tant que capacité à dire « oui » et à dire « non ». Imaginez un grand réservoir d’eau, pourvu de vannes pour arroser différentes parties d’un jardin. Afin d’irriguer un endroit il faudrait à la fois ouvrir la vanne correspondante et faire en sorte que les autres restent fermées, sans quoi la pression serait réduite. De la même façon, le yoga propose de diriger l’attention consciemment vers quelque chose, en sachant qu’elle pourrait vite partir ailleurs, réduisant ainsi son intensité. Je traduirais ce sūtra ainsi : le yoga est la capacité à diriger et à maintenir dirigé le fonctionnement du mental.

Dans ce contexte, je souhaite rappeler que mes quatre derniers articles, qui traitaient du sujet des latences (vāsana) et des conditionnements (samskāra), parlaient d’une partie du mental qui est « cachée » (sūkshma) comparée à ce dont parle Patañjali ici quand il évoque l’activité ou le fonctionnement du mental, qui est au contraire « apparent » (vyaktā). Si ce qui est caché est par définition « invisible », ce qui est apparent n’est pas obligatoirement « vu ». La démarche du yoga consiste à tenter de « voir » de plus en plus clairement et consciemment ce qui est apparent – le fonctionnement du mental (cittavrtti) – afin de pouvoir éventuellement le diriger et de le maintenir dirigé. Or la partie cachée du mental sème en permanence des peaux de bananes sur la voie qu’emprunte le yogi !

Au troisième sūtra – tadā drashtuh svarūpe avasthānam – l’auteur présente ce qui se passe quand le fonctionnement du mental est dirigé et reste dirigé. Il indique que, alors (tadā) la source de la perception (drashtuh) apparaît (avasthānam) dans sa vraie nature (svarūpe). Autrement dit, lorsque le mental est dans l’état de yoga, la partie spirituelle de l’être humain se manifeste naturellement. Cet état de yoga, défini comme une direction consciente de l’activité du psychisme, est ce qui révèle la présence de l’autre partie de ce que j’appelle notre double nationalité – appartenance à la fois à la matière, toujours changeante (prakrti), et à « l’esprit », toujours stable (purusha). Une image maintes fois utilisée dans la tradition indienne est celle du lac dont le fond ne peut être perçu que si l’eau est calme. Alors que les vagues, assimilées au fonctionnement du mental (citta vrtti), empêchent la visibilité du fond, assimilé à la partie spirituelle de l’être (drashtuh).

La définition du yoga donné – sūtra I, 2 – et le résultat de la réussite, qui pourrait être considéré comme objectif, donné également – sūtra I, 3 – il ne reste à Patañjali que de signaler ce qui se passe la plupart du temps… En tant qu’êtres humains, nous passons le plus clair de notre temps dans un état d’identification avec ce qui se passe dans notre tête. En d’autres termes, le mental est vécu comme étant la source de la perception, alors qu’il n’est que l’instrument de celle-ci. Voilà la triste nouvelle que l’auteur du texte nous réserve au sûtra quatre : vrtti sārūpyam itaratra ! À d’autres moments (itaratra), il existe une identification (sārūpyam) avec l’activité mentale (vrtti). Cela signifie deux choses : d’une part que l’activité mentale prend toute la place et d’autre part que la source de perception (drashtu) ne fait rien pour se faire remarquer ! Mais comment en serait-il autrement ? La source de perception est définie comme « sans changement » (aparināma) – voir sūtra IV, 18. Alors que le mental fait partie de la matière (prakrti) qui, à l’inverse, bouge sans cesse. Je compare ceci, excusez-moi d’y revenir, à regarder un match de rugby – personne ne regarde le gazon pendant que les gars jouent !

Il convient alors de changer la relation entre les deux parties de notre « double nationalité », spirituelle et matérielle. Et cela s’opère par des efforts répétés et des changements progressifs dans les priorités qui régissent notre vie. L’imprégnation du mental par cette attention renouvelée en mode conscient, qu’il appelle nirodha, s’installe. C’est une affaire de chaque instant car sortir de l’identification n’est jamais totalement acquis. Et la partie cachée de notre mental possède un stock inestimable de bananes…

Je vous donne rendez-vous à l’automne pour poursuivre l’examen du fonctionnement du mental, exposé par Patañjali voici environ deux mille ans, et interprété en 2022 par votre fidèle serviteur !

Martyn NEAL, formateur IFY – 2022