La transformation personnelle

La transcription de cette conférence, donnée par Laurence Maman lors des Rencontres nationales de 2013, est extraite de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduite avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Nous nous retrouvons donc pendant ces trois jours pour réfléchir ensemble et échanger sur le thème, choisi par nos amis de Narbonne, de « la transformation personnelle ».
Pour tout vous dire, j’avais commencé à me préparer pour vous faire une présentation très détaillée de la manière dont ce thème peut être abordé du point de vue du yoga. J’allais vous rappeler la représentation que le yoga propose à propos du fonctionnement de la conscience ; j’aurais pu vous parler de la relation de personne à personne, qui rend vivante la mise en œuvre des outils du yoga ; et aussi vous présenter en détail, en relation avec les pratiques dites « externes » du yoga, certaines façons de regarder la discipline quotidienne du yoga (kriyā yoga) et les cinq premiers « membres » du yoga de Patañjali (concernant la relation à l’environnement, la relation à soi-même, la pratique des postures, la pratique du prānāyama, enfin ce qu’on appelle « retrait des sens ».
Et puis un soir, pourtant pas très tard, je me suis endormie en organisant toutes ces réflexions sur le papier ; j’ai failli tomber de ma chaise… Et je me suis dit qu’il valait mieux que je partage avec vous quelques idées qui me tiennent à coeur, sans chercher à être exhaustive. Vous aurez bien le temps de poser des questions complémentaires, si vous le souhaitez. (…)

Alors voici ces quelques idées.

Patañjali présente la personne que nous sommes comme ultimement divisée en deux entités, entre lesquelles nous faisons une confusion : ce qui est « témoin conscient, non changeant » et ce qui, non conscient, est potentialité permanente de création et de changement. La démarche du yoga consiste essentiellement à percevoir leur différence de nature, la transformation allant vers plus de transparence de ce qui, agité, brouillait la perception. Et cette « substance » agitée, comme l’est parfois une eau dont les remous empêchent de voir le fond, c’est ce que le yoga appelle le mental, je dirais aussi le psychisme. En termes d’expérience concrète, pouvons-nous envisager d’atteindre cette distinction fondamentale ?
Ou bien est-ce, plus modestement, que nous pouvons différencier, pas à pas, ce qui, en nous, se transforme et le noyau dur qui, résistant à la transformation, constituera peut-être toujours le point de vue à partir duquel nous goûterons notre vie ? Il s’agirait en tout cas de mieux voir, y compris ce qu’on ne voudrait pas voir, peut-être d’approcher une meilleure perception du « réel ».

Il me semble que le choix du thème de ces rencontres présuppose, implicitement, que des transformations peuvent survenir sous l’influence d’un travail sur soi, changements auxquels on va attribuer une valeur « positive ». Et il s’agit ici tout particulièrement du travail sur soi que propose le yoga.

Mais je pense qu’il est important pour nous de cerner la nature et l’ambition de ce projet, les repères et l’énergie qu’il nous confère, son inscription dans le réel de notre vie, ce qui peut aussi nous amener à nous interroger sur son éventuelle part d’idéalisation …

Tout d’abord, qui peut attester d’une transformation ? Est-ce la personne elle-même ? Est-ce son entourage ?
Et quels sont les critères d’une transformation dite positive ? Dans certains cas, les changements mis en œuvre, ou se manifestant spontanément, chez une personne, sont, par exemple, à l’origine d’un changement radical de choix professionnel ou bien font bouger les lignes et donc l’équilibre de son couple ou de sa famille. Le résultat est-il « positif » ou « négatif » ? A ces questions, qu’il est bon de se poser, il n’y a pas de réponse universelle, puisque nous sommes dans le domaine individuel.

Pour le yoga, toute transformation met en jeu l’association de deux processus :

• d’une part le changement inhérent à la vie (parināma). Nous sentons bien que cette force de changement peut avoir des conséquences plutôt désagréables ou plutôt agréables. Dans le premier cas, on parlera d’instabilité, d’insécurité, de dispersion…
Dans le second cas, on évoquera l’espoir que des situations pénibles ne soient pas éternelles, ou la capacité de continuer à apprendre des expériences vécues.
• d’autre part, un processus de fixation (samskāra), dont la fonction est de stabiliser un état. Sur son versant négatif, on verra la stagnation de situations insupportables, l’enfermement dans des habitudes inamovibles, la fixation psychique sur les effets d’expériences passées, jusqu’au trouble obsessionnel. Sur son versant positif, ce seront la découverte et l’installation de nouveaux modes de fonctionnement, qui ouvrent de nouveaux horizons.

Notre « pâte » d’origine se transforme sous l’effet de notre avancée en âge, de nos rencontres, des études et apprentissages qui nous nourrissent, de nos expériences
professionnelles, du fait que nous devenions éventuellement parents et plus seulement enfants ou soi-disant adultes, de nos succès et échecs, des accidents de la vie…
Ceux qui vivent près de Fukushima auront subi une transformation irréversible, mais ce sera aussi le cas de celui qui aura vécu des relations traumatiques à une période-clé de
sa vie.

Si des ressources ont pu être présentes et mobilisées dans ces moments difficiles, en particulier des « ressources humaines » sous la forme d’une personne qui aura pu aider, on sait qu’il sera plus facile de continuer à vivre dans un certain équilibre, en dépit du trouble occasionné.

Il n’est d’ailleurs pas rare que l’on commence à fréquenter le yoga parce qu’on cherche un remède à une certaine souffrance et que l’on pressent que si le monde extérieur « résiste » aux changements qu’on appelle de ses vœux, on peut tenter de se transformer soi-même. Mais comment pourrait-on être certain qu’une transformation est directement et de manière univoque liée à tel ou tel facteur ?

Il me paraîtrait en particulier bien naïf de penser qu’une démarche à laquelle on s’occupe « assidûment » serait seule à jouer un rôle dans des transformations observables.
Et quelle démarche ? En ce qui me concerne, la rencontre avec le yoga et surtout avec la personne de T.K.V. Desikachar, assez tôt dans ma vie, a été déterminante. Mais, d’autre part, ma pratique médicale m’entraîne à une attention soutenue vis-à-vis de chacun des patients qui se succèdent ; de même que la maternité et les années qui ont suivi ont été également déterminantes; j’ai aussi la chance de pratiquer l’« art du chant » avec des professeurs dont la précision des exigences me rappelle parfois le cadre fourni par de très bons professeurs de yoga ; et je commence à découvrir dans la psychanalyse une grande subtilité d’observation du fonctionnement psychique, qui enrichit ma réflexion sur le yoga.

Et en tant qu’occidentaux, francophones ici pour la majorité d’entre nous, nous avons un minimum de références culturelles communes; et si nous ne nous fermons pas au monde qui nous entoure, nous sommes en contact plus ou moins proche avec des systèmes de « développement personnel » autres que le yoga…

Je vois dans l’enseignement du yoga deux grandes orientations complémentaires l’une de l’autre, pouvant dans une certaine mesure se succéder selon les circonstances et le degré d’expérience du pratiquant :

• d’une part ce qu’on pourrait appeler des « prescriptions ». Cette façon de faire fournit un encadrement précis ; elle comporte, de la part du professeur, un élément de directivité notable ; elle propose à l’élève de nouveaux schémas comportementaux (samskāra) ; elle comporte volontiers un élément de suggestion, sous la forme d’intentions proposées par le professeur à l’élève dans le but de diriger l’attention dans telle ou telle direction (à commencer par la détourner de ce qui est perturbant), d’induire tel ou tel type de ressenti qui peut faire évoluer la pratique (bhāvana). Ainsi le premier chapitre des yogasūtra évoque-t-il divers moyens de ne pas se laisser arrêter par des obstacles ; ou bien trouve-t-on, dans le deuxième chapitre, des références précises à ce que seraient des attitudes correctes vis-à-vis d’autrui et de soi-même (yama et niyama)…
Dans le cadre du yoga, il me semble que cette approche est particulièrement utile pour un élève désemparé, dans un moment de souffrance, de trouble, de confusion ; et également au début d’une démarche dans laquelle il a, avant d’avoir acquis plus d’expérience, peu de repères. […]
Schématiquement, cet aspect du travail avec le yoga peut être mis en relation avec la partie dite plus « extérieure » de cette démarche (« bahiranga sādhana »). En comparaison
avec des démarches occidentales, il me semble qu’on se trouve là assez proche des « thérapies cognitives et comportementales », qui visent à modifier à l’aide de propositions précises les représentations et les comportements des personnes qui y recourent.

• d’autre part, une possibilité de transformation beaucoup plus radicale, fondée sur un inlassable travail de discernement.
L’« outil » central en est la répétition d’un la reconnaissance de la nature de toutes sortes d’ « objets » sur lesquels on porte son attention, pour, en tant que « sujet » qui perçoit,
mieux toucher le « réel ». Dans ce processus, le professeur laisse de plus en plus de place aux possibilités de découvertes propres à l’élève. Ce dernier fait l’essentiel du travail ; le professeur le guide par touches discrètes, l’incite à poursuivre son exploration, à partager ses découvertes, à approfondir telle ou telle direction d’investigation. […]

Ici, le pratiquant (même s’il s’attend à commenter ses découvertes au témoin que constitue son professeur) pourrait se sentir un peu plus seul, ce qui implique qu’il soit déjà en mesure de le supporter un peu. Mais il aura aussi plus de chances d’approcher une perception plus fondamentale de sa propre « nature » d’être conscient.
Schématiquement, cet aspect du travail avec le yoga peut être mis en relation avec la partie la plus « intérieure » de cette démarche (« antaranga sādhana »). Et je vois ici certains rapprochements avec la démarche psychanalytique, au cours de laquelle, devant le témoin que constitue l’analyste, support de transfert, on s’autorise des associations libres – qui, dans ce cadre, s’expriment par la parole – dans un processus, inscrit dans la durée, qui met à jour des fonctionnements cachés.

Transfert, durée, recherche de discernement, paroles proférées ou prononcées intérieurement… voici quelques éléments de comparaison.

En filigrane on retrouve un concept qui est central dans le yoga, correspondant au terme sanskrit « asmitā » : ce qui nous permet de dire « je » (la « je-suis-té », traduction la plus littérale possible donnée par Michel Angot) : fonction d’identification, touchant au sentiment d’avoir une identité personnelle.
Cette fonction est vue comme le résultat d’une méprise fondamentale concernant la confusion entre ce qui, en nous, est changeant, et ce qui est un point stable à partir duquel nous percevons. Mais l’auteur des yogasūtra la présente comme pouvant être, ou non, « fauteur de trouble » (klesha).
Dans le premier cas, on pourrait parler d’identifications aliénantes ; dans le second, de la conscience de la singularité propre à chacun.

Nous y reviendrons mais, aujourd’hui, étant invitée à vous parler plus particulièrement du « yoga externe » déjà évoqué, j’examinerai une des façons dont le yoga pourrait travailler
cette fonction d’identification, en se plaçant au niveau de la « prescription » que j’évoquais tout à l’heure et en choisissant pour cela deux des « membres » du yoga : la posture (āsana) et le travail avec le souffle (prānāyāma). Demain, Kausthub vous parlera du « yoga interne ». […]

Je ferai de plus les propositions suivantes, me fondant sur ce qu’évoque le yoga sūtra à propos de āsana et prānāyāma :

• avec la pratique des postures, apprécier la distance dans laquelle on se trouve par rapport aux qualités conjointes de fermeté et de relaxation qui les définissent ; pouvoir extrapoler la notion de posture à toute situation de vie dans laquelle on pourrait se référer à la recherche des mêmes qualités ; attendre un effet de stabilisation physiologique
rendant moins vulnérable par rapport aux aléas de l’existence…
• avec la pratique du prānāyāma, fréquentation assidue du souffle, se percevoir sous l’angle de la vitalité ; élargir les limites données par la physiologie respiratoire ; ce qui, pour Patañjali, ouvrirait la porte à une transformation radicale de la perception, permettant les étapes plus méditatives…

Est-il, finalement, si important de pouvoir dire ce que sont les facteurs d’une transformation personnelle ? L’important n’est-il pas de pouvoir traverser les vicissitudes de l’existence avec un peu plus de tranquillité, de liberté et de lucidité ? Dans tous les cas de figure, un engagement actif, une attitude d’« explorateur des contrées intérieures » constituent un support.
Pour un certain nombre d’entre nous, c’est par l’intermédiaire du yoga que ce support s’applique, et tant mieux car ce système est très complet. Les qualités de base énoncées
par Patañjali qualifient bien l’attitude du chercheur : la conjonction d’une énergie soutenue vers un projet de transformation et d’une capacité à lâcher prise, à se défaire de ce qui encombre, freine ou entrave par rapport à ce projet.
Pour d’autres, le support peut être très différent, jusqu’à ceux qui, sans être encadrés par un système particulier, savent apprendre à partir de toutes les expériences offertes par la vie. Fondamentalement, si nous choisissons et adoptons telle ou telle démarche, c’est parce que cela nous plaît, à nous.

Je terminerai en cherchant à vous proposer, quand même, quelques critères qui pourraient permettre d’évaluer une transformation souhaitable selon le yoga. Dès le début du premier chapitre des yogasūtra (YS I, 5), qui en comptent quatre, Patañjali évoque l’idée que les effets du fonctionnement psychique et mental peuvent être « affligeants » (klishta) ou « non-affligeants » (aklishta), on pourrait encore dire pénibles ou non-pénibles (et le plus souvent de l’ordre d’un panachage complexe entre ces deux extrêmes, comme l’évoque d’ailleurs Vyāsa « il y a des fluctuations non-pénibles dans les failles des pénibles et vice-versa »…
Ce qui est affligeant est fondamentalement ici ce qui est entaché de méprise, à l’origine d’enchaînements d’actions et de réactions restant dans le champ de l’erreur.

Cette méprise est le fondement de cinq « fauteurs de trouble » intrapsychiques (les klesha ) sur lesquels Patañjali revient assez longuement au début du deuxième chapitre.
L’enjeu du travail régulier du yoga, sous forme de pratique, introspection et lâcher-prise, est de les atténuer (YS II, 1 et 2). Ce ne serait, selon Patañjali, qu’au terme d’une démarche soutenue de discernement, en particulier au moyen des pratiques les plus méditatives du yoga, qu’ils pourraient, éventuellement, cesser d’opérer dans les actions du yogi (?…)(YS IV, 30)

Je voudrais vous inviter ici à prendre comme critère possible d’observation la transformation de ces « fauteurs de troubles » en leurs contraires ou complémentaires « vivifiants » :
• de la méprise (avidyā) à une perception plus proche du réel ;
• des identifications aliénantes (asmitā) à celles qui tiennent compte des singularités de chacun ;
• de la dépendance (rāga) au désir comme moteur ;
• du rejet qui peut confiner à la haine (dvesha) à la capacité de refus de ce qui est insupportable ;
• de la peur de la mort (abhinivesha) à la responsabilité de vivre pleinement.

Je vous laisserai y réfléchir, et je compte reprendre cette dernière proposition lors de notre troisième réunion. »

Laurence MAMAN – 2013