Le fonctionnement du mental (citta vrtti) 4eme partie

Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Le début du premier chapitre du Yoga Sūtra de Patañjali, qui nous occupe en ce moment, présente la vision de l’auteur à propos de deux questions :
• Qu’est-ce que le yoga ?
• Qu’est-ce que le fonctionnement du mental ?

Nous avons vu, dans la 3eme partie, les trois premières activités de la psyché que Patañjali nomme :

Patañjali expose alors le quatrième. Il s’agit de nidrā le sommeil profond. Aussi bizarre que cela puisse paraître, l’auteur considère ce moment comme une activité du mental ! En réalité, lorsqu’aucun autre fonctionnement n’est présent, c’est cela nidrā. Le
sommeil profond s’appuie sur l’absence d’autres activités mentales sous l’influence de la lourdeur : abhāva pratyaya ālambanā tamo vṛttir nidrā YS I, 10.
Le terme abhāva signifie absence, pratyaya indique le contenu mental et ālambanā exprime l’idée d’un support ou d’un appui. Un fonctionnement (vṛttir) essentiel du mental qui advient lorsque la qualité de lourdeur (tamo) envahit la psyché. Un des outils des tortionnaires consiste bien en la privation du sommeil… Fort heureusement, nous ne sommes pas toujours sous la torture et, après une bonne nuit de sommeil, notre esprit est reposé et clair. Au moment où le sommeil profond est actif, nous ne pouvons pas en
être conscient. Cependant au réveil, nous nous rendons compte si oui ou non, le temps de sommeil profond était adéquat.

Il y a bien longtemps, on m’a légitimement posé la question « comment est-ce que le sommeil profond peut être problématique
ou négatif ? ». La personne faisait référence au sūtra 5 de ce chapitre où Patanjali avertit que les cinq fonctionnements du mental peuvent être affligeants (kliṣṭa) ou non-affligeants (akliṣṭa). Bien embarrassé de ne pouvoir répondre à cette demande, j’ai
promis d’interroger T.K.V. Desikachar à ce propos lors du prochain séjour d’étude. Sa réponse était articulée autour d’une histoire indienne : un roi, après un festin en son honneur, s’est endormi pendant que des danseurs déployaient une chorégraphie sublime
devant ses yeux… clos ! Et cela m’a rappelé un souvenir, encore bien douloureux. Au festival de l’Île de Wight, fin août 1970, après le passage sur scène pendant trois jours, et surtout trois nuits, des artistes de renommée internationale à l’époque, tel Chicago,
Procol Harum, Miles Davis, The Doors, Joni Mitchell, Donovan, Joan Baez, Moody Blues, The Who etc., j’ai dormi, et cela malgré des efforts non-négligeables de mes copains pour me sortir de cet état, pendant que jouait un certain Jimi Hendrix…

Dans les Upaniṣad, on parle de l’état de sommeil profond comme un moment où l’âme individuelle est « blottie » dans l’âme universelle (la seule consolation pour moi par rapport au loupé de Hendrix !!!). Nous trouvons dans la Māndukya Upaniṣad une description détaillée de la syllabe sacrée OM. Cette Upaniṣad est rattachée à l’atharvaveda et ne comprend que douze versets. Elle révèle une correspondance entre les trois lettres qui composent OM, A-U-M, et les trois états de conscience de l’homme : l’état de veille (A), l’état de sommeil avec rêve (U) et l’état de sommeil profond sans rêves (M).
Voici comment, au verset 11, le texte relie le sommeil profond, à la lettre M :
Prājña, qui habite dans un sommeil profond est la lettre M, la troisième partie, soit parce qu’elle est une mesure, soit parce qu’elle est d’une seule et même nature. Celui qui connaît ces choses mesure véritablement tous ces objets divins, et il devient de la même nature.
Et voici comment, aux versets 5 et 6 l’Upaniṣad avait exposé ce dernier état : Quand l’homme endormi ne forme aucun désir, ne voit aucun songe, son sommeil est profond. La troisième condition est prājña, dont la connaissance est seule uniforme, dont la nature est comme le bonheur, qui jouit du bonheur, et dont la bouche est la science. Ce Prājña est le maître de toute science, il voit tout, il est le dominateur intérieur, il est la source de toutes choses car prājña est l’origine de la destruction de tous les êtres.
Nous voyons que l’Upaniṣad est beaucoup plus prolifique, poétique et mystérieuse que le Yoga Sūtra par rapport au sommeil profond !

Il est intéressant de noter au passage que les ondes du cerveau observées pendant ce moment particulier de la nuit ont une forte
ressemblance avec celles observées dans le cerveau des personnes qui ont une pratique régulière de la méditation lorsque ces
dernières sont « en méditation ». Par ailleurs, des chercheurs à l’Université de la Californie du Sud, à Los Angeles, ont effectué un essai clinique avec des personnes, dont l’âge moyen était de 66 ans, et qui souffraient toutes de troubles du sommeil modérés.
La moitié a été initiée à la « mindfulness meditation », littéralement la méditation de la plénitude mentale, connue en France sous le nom de la méditation de pleine conscience. L’autre moitié a suivi des cours sur l’hygiène du sommeil. Les résultats ont été probants en faveur de ceux qui ont adopté la méditation dans leur quotidien, avec un sommeil de meilleure qualité.

Le dernier aspect du fonctionnement mental présenté par Patañjali est la mémoire (smṛti). La mémoire conserve toutes les expériences vécues : anubhūta viṣaya asampramoṣah smṛtih I, 11. Le terme asampramoṣah désigne le fait de ne rien lâcher, ne rien perdre, ne rien soustraire, par rapport aux objets, viṣaya, et les expériences vécues, anubhūta, en relation à ceux-là.
Cela signifie qu’aucune expérience n’échappe à l’enregistrement en nous d’un évènement, par exemple la taille d’un arbre, ni de ce que l’épisode a provoqué en nous, par exemple la peur que l’arbre ne survive à cette coupe. De même qu’une naissance racontée en forme de chanson par un papa heureux – « On voit une tâche noire dans le feu du volcan – mon Dieu cette cascade, un enfant
tout entier !
» (Philippe Forcioli) – laisse une image saisissante du passage du bébé mais la mémoire retient également la manière dont nous avons été touché par ces mots. Le fonctionnement de la mémoire inclut également la façon dont celle-ci fait resurgir le passé dans le présent. Par exemple, en pensant à un proche décédé, son visage apparait dans notre tête. Ou quand l’évier est bouché, on se souvient de la méthode pour le déboucher, etc…
Nous ne pouvons pas effacer quelque chose engrangée dans la mémoire, mais il peut s’ajouter un élément nouveau à l’enregistrement initial. Par exemple, les personnes qui ont été traumatisées par un crime peuvent, au moment du procès, avoir un élément d’apaisement grâce à des paroles prononcées par l’auteur de l’agression et le souvenir du mal subi s’en trouve légèrement adouci.
Patañjali fait le lien, dans le quatrième chapitre au sūtra 9, entre la mémoire (smṛti) et le conditionnement (samskāra). Ils sont présentés comme ayant la même forme, mais ce qui les différencie c’est la nature subtile (sūkṣma) ou « non-visible » des conditionnements, alors que la mémoire, elle, est apparente (vyaktā). En raison de leurs formes très proches, dit l’auteur, une habitude peut ressurgir même longtemps après sa dernière apparition, et ceci malgré des changements dans le comportement de la personne et malgré un environnement inaccoutumé.

Bien qu’il ne faille pas chercher nécessairement des correspondances entre la vision du mental présentée dans le Yoga Sūtra et les recherches modernes en psychologie et neurosciences, on ne peut s’empêcher de voir ici une liaison avec les cinq types de mémoire reconnus par les chercheurs, à savoir :
• court terme
• sensorielle/perceptive
• sémantique
• épisodique
• procédurale
Sans s’attarder sur chacun, les quatre premiers, tous dans le mental conscient, semblent correspondre à smṛti et le dernier, qualifié comme appartenant à l’inconscient, avec ssamskāra.

Chacun des fonctionnements du mental est en interaction permanente avec les autres, à l’exception sans doute du sommeil profond. Entendre la sonnerie de la porte (pramāna) peut faire surgir le souvenir (sm≠ti) qu’un voisin devait passer, mais en ouvrant la porte on aperçoit un pompier avec le calendrier (viparyaya, on reconnait l’erreur par rapport à la première interprétation) et on imagine (vikalpa) le soldat du feu en haut d’une échelle lançant de l’eau sur les flammes d’un incendie…
La complexité de cette interaction fait qu’il est difficile d’identifier clairement chacun d’entre eux sur le moment, en temps réel. Néanmoins, je persiste à croire qu’il est utile d’essayer de reconnaître les différentes activités du mental, en léger différé ou
carrément le lendemain. Puisque l’état du yoga consiste en la direction consciente de ces cinq activités, il vaut mieux savoir ce qu’on est censé diriger !

Bonne chance ! »

Martyn NEAL, formateur IFY – 2023