Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
« L’étude des sūtra de Patañjali, dont l’origine remonte à environ deux millénaires, est depuis toujours une affaire de commentaires.
D’illustres commentateurs m’ont précédé depuis tant de siècles et je ne prétends pas disposer de leur érudition. Il n’en demeure pas moins que, ayant eu le privilège de recevoir pendant une trentaine d’années un enseignement authentique du yoga auprès de T.K.V. Desikachar, j’estime être en mesure de commenter à mon tour ce texte merveilleux.
L’inspiration pour mes commentaires vient de ce que j’ai engrangé dans ma mémoire pendant ces décennies, de mon imagination qui me guide dans la rédaction de chaque article et des perceptions lorsque je me mets à écrire – qui peuvent tantôt correspondre à la réalité et tantôt être erronées.
Ajoutons que chaque nuit, entre mes sessions d’écriture, je dors sur mes deux oreilles (expression bien particulière !). Et voilà les cinq fonctionnements du mental qui se déploient pour formuler ce que vous lisez en ce moment !
L’auteur du traité présente la nature de pramāna, la compréhension juste. Il énonce trois manières de parvenir aux prises de conscience et connaissances correspondant à la réalité. Elles proviennent de contacts directs, d’inférences ou de sources
dignes de confiance : pratyakṣa anumāna āgamāh pramānāni I, 7.
D’abord pratyaksha : il s’agit d’un contact plénier avec un objet ou situation. Par exemple, je suis devant un beau tilleul fin mai ou début juin. Je vois des millions de taches dorées avec leurs couleurs et aspects particuliers – une tige mince, enveloppée d’une longue feuille presque transparente de couleur “tilleul“, et, au bout, des fleurs d’un jaune subtil, éclatant et délicat. De plus, mes narines s’ouvrent au parfum enchanteur. La prise de conscience, et la compréhension qui en découle immédiatement, donne ceci : le tilleul est en fleur. Voici pratyakṣa – mes sens alliés à mon mental m’offrent une perception et une connaissance qui correspond à la réalité.
Ensuite anumāna : il s’agit des suites d’un contact partiel avec un objet. Pour rester avec le tilleul : je rentre dans une maison que je ne connais pas, les fenêtres sont ouvertes, l’odeur des fleurs de tilleul remplit la maison et un bourdonnement d’abeilles frappe mes tympans. Je demande : « Vous avez un tilleul dans le jardin ? » L’hôte de répondre : « oui et en pleine floraison ! » La déduction ou l’inférence consiste à partir de quelques détails dont on dispose et le cerveau fait le reste.
Enfin āgamāh : il s’agit – en l’absence de contact avec l’objet – de recevoir le témoignage de quelqu’un digne de confiance. Par exemple, une personne honnête dans votre entourage qui est venue dans ma maison vous dit : « Martyn a un magnifique tilleul dans son jardin. » Vous avez maintenant connaissance de ce fait réel – il y a bien un tilleul derrière la maison. En Inde, les textes sacrés sont considérés comme la plus haute forme d’āgamāh. Ils font autorité et apportent à ceux qui les fréquentent une connaissance de domaines sacrés.
e prochain sūtra présente viparyaya, une prise de conscience fausse, une connaissance erronée. Le terme signifie prendre un faux chemin, s’égarer. L’erreur donne une connaissance fausse qui ne s’appuie pas sur la vraie nature d’un objet ou situation : viparyayo mithyā jnānam atad rūpa pratiṣtham I, 8. Il ne s’agit pas d’une absence de connaissance mais d’une connaissance (jnnam) fausse (mithyā). Celle-ci est basée (pratiṣtham) sur une forme (rūpa) qui n’est pas sa véritable (atad) nature. En ce contexte, je rappelle une partie de mon article précédent :
Les connaissances qui en découlent sont « toxiques » puisque pour nous, sur le moment, elles sont vraies … /… La compréhension fausse a des répercussions sur notre avenir puisque, tant que nous n’avons pas décelé l’erreur, nos actions se construisent dessus – en toute bonne foi ! Patañjali présente en début du second chapitre la notion d’avidyā, que l’on peut traduire par méconnaissance ou confusion. Comme disait souvent T.K.V. Desikachar, il s’agit de prendre quelque chose pour autre chose. La racine de toute erreur de compréhension est avidyā. Diminuer cette confusion est un des objectifs fondamentaux de la démarche du yoga. Le résultat : une réduction de prises de conscience erronées (viparyaya) et une augmentation de perceptions et connaissances justes (pramāna). Pour citer T.K.V. Desikachar, dans son commentaire sur le sutra I, 7 : « Dans l’état du yoga, la compréhension est différente de celle qui domine à d’autres moments. Elle est plus proche de la vraie nature d’un objet. »
Les connaissances erronées ont les mêmes sources que les connaissances justes : contact plénier, déduction et témoignage, mais, hélas, pas dignes de confiance. La dernière citée est de nos jours une source à examiner avec lucidité. Tous les jours nous recevons beaucoup d’informations qui influencent notre façon de voir et de comprendre le monde. Nous sommes facilement la proie de ce qu’on appelle, en bon français, une « fake news ». Il est alors essentiel de bien scruter l’origine des informations qui nous parviennent, car les connaissances qui en découlent sont sans contact. Comment savoir si la source est sûre ? Quel comportement adopter face à l’incertitude ? Bien que la manipulation cachée soit rampante de nos jours, la suspicion permanente n’est probablement pas la meilleure réponse. La foi aveugle est sans doute pire… Comment trouver une prudence et une vigilance équilibrées dans ces temps d’informations rapides et copieuses ? Et sans tourner le dos au monde actuel ? Toujours est-il que les erreurs de perception et de compréhension, si elles sont massivement admises, engagent l’humanité et pas seulement des destins individuels…
Mais revenons aux « cas personnels ». Si vous faites confiance à mes écrits, vous aurez des connaissances relatives au fonctionnement du mental (citta vrtti) d’après le texte de Patañjali, sans nécessairement l’avoir lu ou étudié. Toutefois, si mon intention est de vous induire en erreur, votre confiance occultera le caractère éventuellement douteux de mes propos. Et, tant que vous n’aurez pas vu d’autres commentaires sur les sūtra, vous resterez dans l’erreur, sans le savoir. Vérifiez donc… !!! Pour que l’égarement soit lié à āgamāh, nous devrions être quelque peu crédules ou pas suffisamment méfiants. Un manque de vigilance préside lors de ces prises de conscience.
Or, l’égarement qui découle d’un contact direct avec un objet, partiel ou total, est dû essentiellement à la méprise, donc avidyā, mentionnée plus haut. Il est dû aussi, comme disait T.K.V. Desikachar, à une incapacité de comprendre en profondeur ce que nous voyons, souvent le résultat d’expériences passées et de nos conditionnements. Je ne résiste pas à l’envie de raconter une blague que j’affectionne, même si bon nombre de lecteurs la connaissent sûrement. Sherlock Holmes et Watson sont dans le désert. Au milieu de la nuit, Sherlock réveille Watson et lui dit :-
– « Regardez ce ciel étoilé. »
– « Oh ! » s’exclame Watson.
Holmes de poursuivre :
– « Qu’est que vous en déduisez ? »
Balbutiant, Watson avance :
– « L’absence de lampadaires, comme dans notre cher London, rend la visibilité meilleure ? »
Voyant l’agacement de Holmes il renchérit :
– « Une preuve de l’existence de Dieu ? »
– « Idiot » s’écrie Holmes « quelqu’un a volé notre tente !!! »
Patañjali explique ensuite le troisième fonctionnement du mental : vikalpa, littéralement « une création singulière », et que nous traduisons généralement par l’imagination. L’imagination est une expérience mentale, sans substance concrète, qui découle des mots et des connaissances déjà engrangés : śabda jnāna anupātî vastu śūnyah vikalpah I, 9. L’auteur indique que l’imagination (vikalpa) procède (anupātî) des mots, expressions, sons (śabda) et des connaissances (jnāna) associées (issues de nos expériences antérieures et stockées dans la mémoire) et qui nous permettent de concevoir quelque chose (vastu) dont nous n’avons pas eu l’expérience avant (śūnya). Śūnyah signifie “vide “, et je l’ai transcrit par “sans substance concrète“. Nous utilisons des éléments dont nous avons déjà une expérience pour imaginer quelque chose de nouveau, pas encore à la phase de la réalisation. Il s’agit d’une capacité mentale à conceptualiser et à représenter des choses.
Quand vous dites « J’ai une super idée ! », c’est que vikalpa est passé par là. Lorsque vous avez des idées noires, c’est elle aussi ! Comme a expliqué Patañjali au sūtra cinq, les activités du mental peuvent être bénéfiques ou problématiques. L’imagination peut faire naître un plan pour inviter les voisins à partager un repas, ou l’intention de crever les pneus de leur voiture !!!
Vikalpa est également la source de toute invention scientifique et de toutes les œuvres d’art qui rendent a vie plus agréable à d’autres êtres humains. Sans ce fonctionnement de la psyché, pas de bicyclettes, pas de meubles et pas d’allumettes ! La musique, la peinture, la danse, le théâtre. Je prends un dramaturge anglais : Shakespeare. La pièce Macbeth est sortie de son imaginaire. Mais chaque fois qu’un metteur en scène, des acteurs, des techniciens, etc. s’engagent à préparer la pièce pour une nouvelle représentation, ils font appel à leur imagination pour donner une expérience différente aux spectateurs. L’imagination combine à la fois le passé, par nos connaissances, le présent, dans un genre d’assemblage d’idées, ainsi que le futur, par la visualisation d’éléments qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore réalisés.
Je vous invite à tenter d’identifier, dans votre vie de tous les jours, les éléments du fonctionnement du mental exposés dans cet article :
- La prise de conscience juste : les choses telles qu’elles sont, avec ses trois sources : contact direct, déduction et témoignage digne de confiance ;
- La prise de conscience fausse : vous vous rendez compte d’une erreur de perception et de compréhension, et donc vous mesurez combien de temps s’est écoulé depuis la prise de conscience initiale et la reconnaissance de l’erreur ;
- L’imagination : notre capacité à créer à l’intérieur de l’esprit quelque chose qui peut ensuite devenir une réalité pour nous et les autres, avec ses facettes positives et négatives.
Bonne chance !
Martyn NEAL, formateur IFY – 2023