Pile et face : jeu d’équilibre dans une vie d’opposés.

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Le courrier » éditée par l’association régionale IFY Midi-Pyrénées.

« Si l’issue finale du Yoga est une sorte d’ultime détachement et d’intégration dans l’infini, sa raison d’être est la fin de la souffrance (dukha). Le contraire de dukha, (sukha) n’a pas de traduction directe mais dans notre cas nous pouvons dire, bien-être, confort, aisance. Nos outils principaux pour atteindre ce bien-être : la pratique de postures – āsana, respirations assises – prānāyāma et peut être un peu de méditation – dhyāna. Quelle sorte de bien-être peut-on recevoir par notre pratique ?

Patañjali nous transmet que les postures pratiquées dans un juste effort, attentif et confortable¹, se laissant absorber dans l’infini par le souffle² confient un état où nous ne serons plus dérangés par les paires d’opposés³.

Les paires d’opposés (dvandva) ont un sens très particulier et une application très large dans la tradition indienne. Ce principe dans le contexte du
Yoga s’applique à trois aspects de notre humanité : l’identité existentielle, l’état d’esprit et la santé du corps. « Opposé » sous-entend qu’il y a un équilibre à atteindre pour ne pas souffrir des extrêmes.

Au plus subtil Dvandva fait référence à la dualité Purusa (le principe de vie) et Prakrti (notre enveloppe matière). L’un éternel et immuable, l’autre transitoire, périssable. Cette dualité est source de souffrance à cause du conflit que nous vivons entre la séduction du monde matériel (ses promesses que la satisfaction des sens, le pouvoir et les richesses garantiront le bonheur) et le chemin spirituel (la stabilité, sagesse et joie que
nous pouvons trouver en notre for intérieur). La pratique régulière du Yoga nous aide à équilibrer ces deux terrains de jeux intérieur et extérieur : profiter et jouir du monde avec un certain détachement, vers l’équilibre et la paix intérieure. Notre pratique sur le tapis apaise notre mental, nous détache de nos sens et nous aide à garder notre équilibre parmi les hauts et les bas de la vie.

Nos réponses ou réactions aux péripéties de la vie dépendent énormément de notre état d’esprit quand les évènements déstabilisants ont lieu. Quand je suis bien reposée et contente et que je rencontre un désagrément, je suis plutôt patiente et pragmatique, mais hélas si je me sens déjà surchargée ou fragile je peux me sentir vexée ou découragée, même si je ne le montre pas.

Trois énergies fondamentales (Sattva, Rajas et Tamas) décrivent trois états d’esprit majeurs. Appelées Maha Guna, ces trois énergies découlent de la danse Purusa – Prakrti. Elles sont décrites par Dvandva, ou les contraires, et leurs rôles respectifs sont d’illuminer, d’activer et de limiter.

Sattva, l’état d’esprit recherché par le Yogi, est léger, lumineux, agréable, il apporte clarté et paix, et est associé au blanc. Rajas est mouvement, friction, douleur, passion et est associé au rouge. Tamas, qui est lourd, terne, sombre, lent est affilié au noir.

Lorsque Rajas domine l’esprit, le désir, la passion, l’agressivité, l’ego et la domination deviennent excessifs et l’esprit devient dispersé, agité, anxieux et conflictuel. Dans cet état je réagis à la vie avec des émotions chaudes, impatience, colère, jalousie, mon sommeil est dérangé, la détente m’échappe.
Une période Rajasique est souvent suivie par une dominance de Tamas, car je tombe en panne de l’énergie nécessaire pour maintenir mon élan. Sa
lourdeur conduit à la paresse, aux idées noires, au désespoir, à l’apathie, la dépression, l’envie, aux rancoeurs. Alors que l’action de Rajas est essentielle pour agir et évoluer et que Tamas est indispensable au repos, comment faire pour équilibrer ces deux états opposés ? La pratique de postures de manière attentive et mesurée développe un état dominé par Sattva. Bien que nous soyons en mouvement, Rajas, nous canalisons notre énergie grâce à Tamas, qui freine. Pendant notre Prānāyāma, nous affinons encore : le corps est immobile, le souffle dans un mouvement continu ; un mental plus clair, un état d’esprit plus lumineux et plus harmonieux peuvent résulter de ce temps sur le tapis. J’aime vivre dans ce monde en mouvement, c’est un jardin de jeux quand je l’aborde judicieusement. Ma pratique cultive en moi la capacité d’agir et de reconnaitre quand je m’agite, de me reposer et discerner quand je me laisse aller.
Prendre soin de mon état Sattvique, c’est cultiver savamment mon jardin intérieur.

Tout comme un jardin, mon corps est un élément de la nature et de ce fait sujet aux lois de la nature : le climat, les saisons, la nourriture. Le corps est en effet également décrit par des opposés comme chaud/froid, sec/humide, doux/dur… Surnommé les Gurvādi Guna chaque morphologie et fonction du corps peut être détaillé et analysé selon ces qualités ; c’est la méthodologie de l’Ayurveda et autres arts et disciplines de l’Inde. Nous ne sommes pas tous pareils, certains sont légers, fins et frileux, d’autres lents, lourds, forts et d’autres encore chauds, tranchants, transpirants.

Je peux adorer les bains de soleil ou préférer le clair de lune, raffoler du piment ou me régaler d’une glace, me sentir pleine d’énergie ou épuisée par une série de salutations au soleil. À l’aide des Gurvādi Guna nous pouvons influencer notre bien-être physique non seulement le mouvement et la force mais aussi les fonctions physiologiques. Nous pouvons ajuster les outils du Yoga en fonction de l’individu, de la saison, des évènements de la vie.
C’est l’Automne, comme les feuilles je sèche, je me sens légère et plus raide, ma concentration est plus faible, j’élimine moins bien, je suis plus facilement angoissée. Tous les ans c’est pareil à cette saison et j’adapte ma pratique : je ralentis, je fais plus de flexions et de torsions, j’allonge mon expiration et laisse une pause après. Je prends appui dans le sol et m’y abandonne. Je donne plus de temps au Prānāyāma et je me permets un bon savāsana (posture de relaxation) dans l’après-midi. Grâce à la méthode des Dvandva j’ai la capacité de comprendre mon état et de l’équilibrer
par ma pratique de Yoga.

Ce principe des Dvandva nous apporte une autonomie et une souveraineté extraordinaire. Cette idée des contraire ouvre la possibilité de développer une relation avec notre expérience intérieure et extérieure, et peut influencer notre état d’esprit et l’état de notre corps.

Travailler avec les polarités est un art de vivre, être présent à soi et au monde qui nous entoure. Cela nous permet d’anticiper et de corriger les déséquilibres et d’adapter véritablement la pratique à chaque individu et aux circonstances changeantes 4. Notre pratique cultive en nous une résilience aux péripéties de la vie.
tato dvandvānabhigātāû : art de l’équilibre sattvique dans un monde d’opposés.

¹ Y.S 2.46 sthirasukhamāsanam

² Y.S 2.47 prayatnasaithylia anantasamāpayibhyām

³ Y.S 2.48 Tato anabhighatah

4 Y.S. 3.6 tasya bhêmiñu viniyogah

Ann JOHNSTON, professeur IFY – 2021