Yoga sūtra : Le style de vie (Niyama)

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga-Tradition-Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Quelle est votre pratique ? Si cette question vous laisse perplexe, je vous pose celle-ci : quel est votre style de vie ? Ce sont des interrogations très proches dans l’esprit de niyama. Ce terme pourrait se traduire par discipline personnelle ou encore comportement envers soi-même. En effet, si l’on décide d’adopter certaines règles dans la façon d’organiser son quotidien (par exemple : se brosser les dents après chaque repas, être plus souriant, aller à la piscine deux fois par semaine, bouquiner le soir au lit avant de s’endormir, être moins contrarié devant l’inattendu, etc.), le yoga considère cela comme une pratique. Si on le fait « naturellement » peut-être que la qualification « style de vie » serait plus appropriée. Souvent des décisions conscientes, réfléchies et le comportement hérité des parents ou de l’environnement sont réunis dans cet aspect du yoga que je préfère présenter ici sous le titre ci-dessus.

L’excellente proposition de Patañjali, exposée dans la deuxième moitié du second chapitre, allie plusieurs éléments pour mieux connaître et mieux employer notre capacité mentale. En deuxième position se trouve niyama, l’idée de nous intéresser à notre style de vie. Il considère que notre façon de vivre au quotidien peut nous aider, ou nous desservir, dans notre recherche et c’est ainsi qu’il l’intègre dans son yoga à huit aspects (ashtanga yoga – voir Aperçus n°9). L’auteur du texte, tout en préférant que notre style de vie nous aide à avancer, nous invite à tenir en compte notre humanité en adaptant ses propositions en fonction de qui l’on est, où l’on vit, l’époque historique et le moment de sa propre vie ainsi que les circonstances particulières qui affectent chacune de nos actions. C’est le sūtra II, 31 qui pose cette idée (voir Aperçus n° 10).

Que préconise le traité concernant notre style de vie ? Il expose cinq aspects à entretenir au quotidien, comme un « devoir » personnel, dont voici l’essentiel :

Regardons en détail chacun de ces éléments énumérés au sūtra II, 32 et développés à partir de II, 40 jusqu’à 45.

Il est intéressant de noter que Patañjali consacre deux sūtra à l’hygiène, 40 et 41, alors qu’à chacun des autres il n’accorde qu’un seul aphorisme. Doit-on y voir un signe de priorité, d’importance plus élevée ? Un dicton anglais dit bien « cleanliness is next to Godliness » la propreté est très proche de la Divinité… Quoi qu’il en soit, cette propreté (shauchat) est envisagée par rapport à l’extérieur (le corps et l’environnement dont on a la charge d’entretien) au sūtra 40 et par rapport à l’intérieur (la pensée et le comportement mental) au sūtra 41. Toutefois on considère que c’est en commençant par la propreté extérieure que l’on peut approfondir la pureté « en interne ».

Lorsqu’on regarde la Nature, on voit qu’elle se débrouille pour assurer un nettoyage permanent. Une poussière dans l’œil provoque des larmes, une carcasse d’animal est nettoyée par des charognards, la mer absorbe et dissout tellement de choses… Imaginons que tous ces acteurs se mettent en grève – quelle crasse ! Nous avons nos responsabilités dans ce bal merveilleux d’entretien du monde, à commencer par notre propre corps mais aussi nos vêtements, notre lieu de vie, etc. Nous découvrons très vite, en nous occupant de l’hygiène personnelle, que nous laver le premier lundi du mois ne suffit pas pour 30 jours, que balayer les feuilles mortes un automne n’est pas suffisant pour les 4 ou 5 années à venir. On se rend compte que ce n’est jamais fini, sans cesse il faut nettoyer pour entretenir la propreté ! Ce cheminement nous apporte un autre regard sur nous-même. Nous pouvons découvrir qu’il existe une partie de nous qui n’a besoin d’aucun entretien, il s’agit de notre âme, alors que tout le reste, du corps tangible aux pensées subtiles, exige un entretien permanent lié à notre appartenance au monde.

Dans cette optique, Patañjali suggère que le premier avantage qui nous est réservé, si nous nous emparons de façon consciente de ce « devoir », est que nous obtenons plus d’espace. Il s’agit d’une distance (jugupsā) à l’intérieur de son propre corps (svānga). C’est un espace qui libère de beaucoup d’attachements capables de nous maintenir dans la prison du paraître, par exemple. L’espace interne est favorable aussi à l’entretien d’un autre espace – celui concernant le rapport aux autres. Il s’agit ici de ne pas s’entremêler (asamsargah) avec les autres (paraih). Le bon sens nous permet de ne pas interpréter ceci comme une absence de contact avec qui que ce soit. S’il est normal, voire indispensable, que nous prenions souvent nos enfants ou petits-enfants dans nos bras, il serait inapproprié sans doute d’embrasser la caissière du supermarché !

Quant à la propreté intérieure (sattva shuddhi), le sūtra 41 indique que, si elle est obtenue, nous serons apte (yogyatvāni) à avoir une disposition mentale centrée (aikagrya) et heureuse (saumanasya), un contrôle sur nos sens (indriyajaya) et une vision de notre âme (ātma darshana). Ainsi nous pouvons imaginer que cet aspect d’hygiène interne, apportant cette pléiade d’avantages, n’est certainement pas facile à appliquer !

Pour revenir à la propreté externe, nous pouvons noter que, s’il est préférable qu’un chirurgien respecte une hygiène plus importante qu’un clochard, ce premier peut se comporter différemment en vacances et ce dernier peut faire un effort supplémentaire en cas d’invitation… Il s’agit de l’application du sūtra II, 31 cité plus haut. Et d’ajouter que l’obsession de la propreté n’est pas intéressante et peut nous pousser à un isolement peu propice au développement de l’état de yoga, car la relation à l’autre reste un élément clef dans la démarche (cf. yama – voir Aperçus n° 10). Si chaque fois que nous recevons quelqu’un nous le suivons avec la pelle et la balayette, nous pouvons être sûr de recevoir progressivement de moins en moins de monde !

Le deuxième aspect du comportement envers nous-même concerne le regard que nous portons sur ce que nous avons et ce que nous n’avons pas. Il s’agit du contentement (samtosha). Le mot sanskrit vient d’une racine qui signifie « être satisfait ». Comment être satisfait quand nous avons étendu le linge au matin avant de partir travailler et qu’au milieu de la matinée il tombe des trombes d’eau chargées de sable qui nous obligent à tout recommen-cer ?! Et bien justement, Patañjali suggère que de travailler sur la manière de réagir aux événements nous fera vivre plus dans la joie. Parfois nous avons quelque chose que nous ne voulons pas (exemple du linge) mais parfois nous n’avons pas ce que nous voulons – une semaine de vacances à Noël refusée par exemple. Quoi qu’il en soit, le contentement n’est pas la résignation. Se contenter de quelque chose en renonçant à tout effort pour changer la situation n’est pas l’objectif. Prenez l’exemple du Dalaï Lama qui lutte sans relâche depuis qu’il a été chassé du Tibet afin de libérer son pays. Il affiche néanmoins une bonne disposition et une attitude sereine. Le contentement est en effet une recherche de sagesse, d’une philosophie de vie positive et cela en dépit des circonstances diverses que chacun connaît au cours d’une vie. D’après le sūtra II, 42, nous obtenons (lābhah) un bonheur (sukha) immense (anuttamah) par le contentement (samtoshāt). C’est une démarche pour marginaliser les grimaces et laisser s’épanouir les sourires. Ça vaut le coup d’essayer !

En troisième place se trouve la notion de discipline (tapas). Il s’agit des actes quotidiens qui entretiennent la santé et les capacités physiques. Il faut utiliser ici le bon sens. Un acrobate de 25 ans, par exemple, va avoir un programme physique quotidien très différent d’un retraité avec des problèmes d’arthrose. Néanmoins, l’abandon de cette notion n’est jamais à l’ordre du jour, même lorsqu’on est centenaire et alité, comme ce fut le cas pour le professeur T. Krishnamācharya, par qui cette approche de l’enseignement du yoga est venue jusqu’à nous. Sous cette rubrique nous pouvons inclure des engagements comme la gymnastique ou n’importe quelle activité sportive, la pratique des postures et respirations conscientes connues des pratiquants de yoga, courir ou nager, etc. On y trouve également des éléments comme la discipline alimentaire, dormir la nuit un temps suffisant, se reposer à des moments clef dans la journée etc. Même le fait d’aller voir son médecin et éventuellement suivre des traitements fait partie de tapas. Ne pensez pas qu’on est obligé de galérer pour que ce soit une vraie discipline – nous pouvons y prendre beaucoup de plaisir. Ce qui caractérise tapas est l’élimination ou la réduction (kshayāt) de la crasse, des toxines (ashuddhi) dans notre corps (kāya) et nos sens (indriya) afin de leur conférer des capacités optimales (siddhi), comme l’indique l’aphorisme II, 43. À chacun d’analyser ses besoins, ses aptitudes, ses objectifs et de prendre des décisions qui s’imposent concernant la discipline quotidienne pour entretenir sa santé. Cela nous amène droit au quatrième aspect…

Lorsque nous essayons de comprendre qui nous sommes, qu’on essaye de « faire le tour de la question », que nous étudions tel ou tel aspect de nous-même par quelque moyen que ce soit, nous sommes engagés dans svādhyāya. Il s’agit de se regarder, en utilisant des « miroirs » divers, pour obtenir des éclairages nouveaux sur soi. La personne ayant un nouveau regard, la réflexion prend le relais pour étayer la compréhension. Cela pourrait prendre forme, par exemple, en lisant des textes sacrés ou des livres qui parlent de l’être humain dans toutes ses dimensions et en méditant sur leurs messages. Faire une psychothérapie ou analyse est une autre possibilité. Rencontrer régulièrement son enseignant est une façon traditionnelle en Inde de faire avancer cette étude de soi. Il faut du courage et de l’application afin de se remettre en question chaque jour, mais les retombées sont belles. Nous obtenons des éclairs de conscience bénéfiques (ishtadevatā) qui créent un lien intime et profond (samprayogah) avec le sens de notre quête (II, 44). La curiosité est un des moteurs dans l’avancement de la connaissance de soi. Cette curiosité, associée à une relation avec quelqu’un en qui l’on a confiance et qui possède quelques qualités d’accompagnant, peut offrir de beaux fruits.

Le dernier aspect s’appelle īshvara pranidhānāt. Il s’agit d’une attitude, une façon d’être inté-rieurement, qui pourrait s’appeler simplement « être ouvert ». Les deux piliers sont l’humilité et la confiance. Être humble signifie pouvoir s’incliner (pranidhānāt) devant plus fort ou grand (īshvara) que soi. L’aboutissement consiste à pouvoir s’incliner en permanence devant la Vie elle-même. Cette possibilité d’une humilité qui grandit inlassablement contribue à faire fleurir la confiance qui, quant à elle, puise ses racines dans une force qui permet de ne pas perdre espoir en toute situation. La beauté de ce duo est leur réciprocité. Jamais l’un ne fera ombre à l’autre. Chacune grandit dans l’épanouissement de sa sœur… L’attitude d’ouverture conduit au développement d’une capacité naturelle et extraordinaire (siddhi) de lien, de fusion sans confusion (samādhi), comme indique le sūtra II, 45. Si le pratiquant de yoga est croyant, īshvara pranidhānāt signifie un état d’abandon au Divin et se concrétise alors au quotidien par la prière et les rituels liés au culte spécifique à sa religion.

Les trois derniers aspects du style de vie (niyama), nommément la discipline, la réflexion et l’ouverture, ont déjà été présentés par Patañjali au premier aphorisme du deuxième chapitre. Il a appelé cette triade le kriyā yoga, yoga de la manœuvre ou de l’action (voir Aperçus n°6). Ils trouvent ici non seulement des compléments – la propreté et le contentement – mais aussi un cadre plus étendu puisque le style de vie n’est qu’un des huit éléments qui composent la méthode complète proposée.

Il n’est pas question, à mon avis, de faire de ces cinq disciplines personnelles une obligation pour qui que ce soit. Je les considère plus comme une invitation à goûter la vie différemment, à voir ce qui résulte de leurs applications à son propre quotidien. Nous avons peut-être autour de nous des personnes qui, par leur exemple vivant, nous inspirent à essayer. Qui ne tente rien, paraît-il, n’a rien… »

Martyn NEAL, formateur IFY – 2010