Savoir séculaire et savoir-être.

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution.

« Lien subtil.
En Inde, suivant en cela la tradition, le Yoga est transmis individuellement de maître à élève. L’expérience vécue par le maître forme l’adhara, le pilier qui nourrit la transmission des éléments du Yoga à l’élève. Le Yoga est à la fois relation à soi, à l’autre, à l’Ultime. Par le corps, le souffle et l’esprit, il est recherche d’aplomb, de présence et de progrès constant et aussi par la pratique qu’il transmet. Rendre l’impossible possible constitue le défi de toute pratique de Yoga .

En ma qualité d’enseignant comme de formateur, lorsque je me trouve face à une personne, je me sens relié à l’immensité de son être. Étant imprégné de la tradition du Yoga par sa fréquentation de longues années durant, je ramène mon observation, consciemment ou non, à l’aune de celle-là. La mise en lien est ainsi double. D’une part l’attention que je porte à l’individu tente d’être intégrale, d’autre part j’essaie de rester attentif aux perceptions émanant de l’alchimie de la rencontre. Elles sont abondantes, variées et parfois inattendues. Il s’agit alors de rester stable, à l’écoute et de ne pas laisser interférer la mémoire et ses impressions nombreuses, en somme, garder une posture de retrait, neutre. Ainsi se révèlent les éléments de l’attitude tant posturale, respiratoire, vocale que mentale de l’autre, en soi. Soulignons que même si l’exercice se renouvelle et- s’accomplit plusieurs fois par jour, conférant de l’expérience à l’enseignant, il demeure néanmoins périlleux. Toutefois, il s’agit d’un chemin direct pour être en lien subtil avec son élève.

L’œil qui voit loin
Pour parvenir à répondre aux nombreuses questions qui s’égrènent au fil du temps dans les cours, les enseignants cherchent à se ressourcer. Certes, ils le font de différentes manières, mais avant tout au sein de leur propre pratique. De même pour les formateurs, confrontés qu’ils sont à des requêtes parfois très hétérogènes, à la fois ils puisent dans leur expérience et leur lien avec la tradition, ils s’interrogent eux-mêmes et aussi questionnent leurs pairs et leurs élèves.
Ils en retirent de précieuses informations. Ainsi, niveau de pratique et d’engagement, éléments de santé physique et psychologique, aspirations et conception du Yoga qu’en ont les étudiants, pour n’en citer que quelques-unes, forment la base pour définir leur choix d’exercices, leur orientation.
Constituée par ces indications, elle est une véritable mine d’or vers l’adaptation judicieuse des éléments de Yoga à l’élève. Pour parvenir à ce que la substance de l’étudiant
se révèle, ses intérêts, ses interrogations, ses atouts, ses aspirations, ses forces comme ses limites, nous avons besoin de l’œil acéré de l’aigle qui voit loin.

Pédagogie
La pédagogie, tel un écrin, met en valeur les enseignements. Nous pouvons ainsi choisir l’écrin le plus noble pour l’élève. Entre autres orientations, la pédagogie consiste le plus souvent en une alternance de soutien et de stimulation de l’étudiant , afin de laisser affleurer sa motivation profonde, son réel mouvement intérieur. L’observation se doit de s’affiner toujours davantage pour nous guider au plus près de la recherche de l’étudiant, comme de ses dispositions, qu’elles soient physiques, énergétiques ou mentales. L’approche à géométrie variable a constitué le cœur du message comme du travail de notre professeur, TKV Desikachar.

En ce qui concerne les groupes, l’importance de leur dynamique d’une part et la variété des motivations d’autre part apparaît être déterminant pour le travail de
transmission du formateur d’enseignants. En effet, chaque groupe est constitué de personnes avec leurs tendances propres qui interagissent entre elles. Des orientations parfois s’avèrent être exactement à l’opposé les unes des autres. En tenir compte ne suffit pas toujours et il est impératif parfois d’user de méthodes de régulation, parfois même thérapeutiques dans certains cas. Un doigté tout particulier s’avèrera nécessaire pour conduire la dynamique de groupe.

L’écoute
La question se présente souvent dans l’art de transmettre : est-ce bien moi qui enseigne ? Et qui est ce moi ressenti par l’enseignant, une manifestation de l’arrogant ou
du conciliant, une parodie plus ou moins docte ou un répétiteur studieux ? Avons-nous développé la capacité de discerner quand ce moi est une reproduction de ce
qui nous a été transmis ou quand il s’en dégage, pour laisser place à davantage d’écoute de la personne en face de nous, davantage de créativité dans les propositions
qu’on lui présente ? « Ce n’est pas moi qui enseigne, mais la tradition à travers moi », disait TKV Desikachar. Et en lui emboîtant le pas, force est de constater que bien souvent,
sans le rechercher expressément, des enseignements ou des anecdotes, illustrant la position à développer ou le propos en consultation, jaillissent chez les professeurs de façon spontanée. Et ils les surprennent eux-mêmes tant ils tombent souvent à point nommé. Il semble que les professeurs aient des antennes, la plupart du temps à bon
escient. Amener chaque instructeur à se laisser toucher et surprendre par l’inconnu de l’autre s’exerce et se développe au fil du temps. Quand le cœur de l’être de l’élève se laisse découvrir, s’opère une connivence entre l’instructeur et l’instruit. Là, réside comme une grâce, le bénéfice fécond du formateur. Cultivons l’écoute !

L’élan nouveau
Emmurés que nous sommes parfois, par de nombreux nœuds douloureux que nous vivons dans nos actes quotidiens, les pratiques, en s’attachant à suivre les instructions de l’enseignant, semblent peu à peu les délier et installer de magnifiques instants de confiance. La pratique de l’attention pleine ou totale s’avère l’entraînement central auquel le Yoga nous convie, qu’il s’agisse des exercices de posture, de respiration, de méditation ou tout autre pratique vocale ou de gestes symboliques. Il semble que l’installation d’exercices posturaux, relaxants, respiratoires ou de rituels simples contribue à la stabilisation de l’esprit agité. Les gestes symboliques prennent toute leur dimension et leur sens en dedans de nous, lorsque ferveur et application s’accordent et insufflent ainsi un élan nouveau.

Les voies
La tradition du Yoga est infinie et multiforme. Les voies ou mārga du Yoga, bien que traditionnellement au nombre de trois , recherchent toute une absorption, vilaya, un silence inviolable. Par exemple, une plongée contemplative en une nuée de gouttes de rosée translucides déposées sur une feuille, éclairées par des rayons de soleil. Touchant des sommets intérieurs, le pratiquant peut aussi parfois être envahi par des vagues de félicité, ānanda laharī. Escarpé pourtant est le cheminement qui y conduit. Se laisser glisser dans le courant du temps, prendre avec soi pour tout bagage l’écoute intérieure, nāda anusandhānam, sans s’égarer parmi les nombreuses distractions, écueils toujours à l’affût dans notre environnement actuel, voilà la véritable méditation qui nous met au diapason de l’Etre et semble faire ricochet. A quoi servirait une posture superbe, une manœuvre respiratoire parfaitement maîtrisée ou une méditation subtile et sans faille si, en chemin, dans une quelconque voie, le sourire était perdu ?

Sourire
La noble qualité relationnelle envers soi-même, les autres et l’environnement n’est profondément réalisable qu’après l’épuration des résidus et la pacification de la personne. Dès cet instant, il est envisageable d’entrer dans une réelle dimension de l’intériorité avec soi et les autres. Seule la connaissance approfondie des capacités, des manques, des caractéristiques comme des spécificités qui sont les nôtres permet un dépassement, qui survient suite à une complète acceptation. Celle-ci est le tremplin du sourire.

Aimer une présence
Trop souvent affligés, apitoyés sur notre propre sort, nos imperfections, nos manques, nous n’en discernons point ni leur sens ni leur utilité. Nos efforts nous semblent vains et nous constatons un certain délabrement qui nous assaille, preuve s’il en fallait de notre faillite à nos yeux…
Mais, en fin de compte, la pratique d’une des voies deYoga attise l’aspiration à s’alléger pour atteindre un seuil, page de silence, lieu de l’émouvante rencontre avec la présence. A nous de laisser s’estomper les errances et les inattentions grâce à la vigueur de l’expérience renouveléede la présence !

Nous naviguons à tous vents sur l’océan du devenir, nos oripeaux parfois comme unique attirail sur le dos. S’il nous reste du temps, à qui, à quoi le consacrer ? Ne s’agit-il
pas, au fond, de découvrir, non pas une nouvelle contrée extérieure, mais un lieu intérieur, source où s’abreuver, qui se trouve au cœur de chacun ? Le Yoga, un cheminement vers un invisible qui prend corps…un élargissement en un temps suspendu, une occasion de se couler dans l’empreinte de l’être…

Le schéma global mis en place depuis notre conception et notre naissance, qui s’est développé par l’éducation et s’est ancré en nous, peut relâcher son emprise si nous apprenons à prendre du recul par rapport à nous-même. Discerner le réel, en traversant les conditionnements, voilà le chemin que nous montre le Yoga. Celui-ci peut nous conduire à davantage de sérénité et permettre à la joie intérieure de s’exprimer.

Un Yoga du bienfait, de l’aide concrète, observable, élémentaire, dans les plus petits gestes du quotidien : soutenir, aider, plaisanter et servir les membres de sa famille, de son entourage, ses élèves, nous mène vers davantage de sens. Le sens de l’amour autant que l’amour du sens.

Qu’importe le jugement de l’autre, les regards des proches ou le sien posés sur son état d’être ! Lâchons-les ! S’arrêter un instant et s’ouvrir à l’éternel intérieur, présence à qui adresser ce souhait : « puisse-telle me nourrir ! » Et la présence soudain devient palpable…
Passant au-delà des paires d’opposés qui étreignent, éreintent et harassent, que règne en notre for intérieur le fabuleux éclat de l’essence radieuse de la présence !
Eprouver la douceur de la dévotion, se sentir porté par un sourire apaise les angoisses, quand se desserre l’étau des afflictions. Alors, une ardente ferveur jaillit, laissant s’établir une présence intense à ce qui est. »

Malek Daouk, Formateur IFY – Printemps 2015