Pratyāhāra

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon Centre Est et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« D’après le Yoga-sūtra (YS) de Patañjali, nos souffrances sont causées par notre manque de discernement et de lucidité. Patañjali propose huit remèdes à nos souffrances. Pratyāhāra est le cinquième de ces huit axes de travail.

Pratyāhāra définit une attitude à observer par rapport à nos cinq sens et aux actions liées àces sollicitations. Etymologiquement on trouve dans Pratyāhāra l’idée de ne pas succomber aux sollicitations de nos sens, l’idée d’un désintérêt, d’une reprise en main des sens. Nous avons tous vécu l’envie irrépressible de se resservir à un buffet à volonté. Pratyāhāra, c’est littéralement ne pas prendre la nourriture simplement parce qu’elle est là devant nous. Par extension, c’est ne pas regarder, écouter, toucher tout ce qui nous attire. Vous rappelez-vous cette tirade de Molière dans “l’Avare” :

“Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger” ?

Le monde extérieur, via nos sens, nous attire, nous happe, nous éparpille, nous éloigne de notre axe. Nous subissons notre condition humaine. En amenant mon fils à la fameuse “vogue des marrons ”, un manège a retenu mon attention : des balançoires
suspendues qui s’envolent en s’éloignant du centre lorsque le manège tourne. Comme ce manège, les attractions sensorielles agissent sur nous comme une force centrifuge. Pratyāhāra serait comme une force centripète qui contrerait la puissance de cette attirance.
S’il y a la possibilité d’un espace entre la sollicitation et le fonctionnement des sens, on observe un recentrage, on devient plus efficace. Une relation plus forte peut s’ouvrir avec l’objet choisi. Cette solidarité, ce ralliement des sens à l’objectif choisi provoque la présence et non l’absence.
Vyasa, le célèbre commentateur du YS donne l’image de l’essaim où chaque abeille suit la reine où qu’elle aille. Ainsi, cette cohésion entre nos sens et notre dessein va engendrer une grande cohérence dans nos actions. Nous gardons le fil, nous stabilisons notre mental et concentrons notre énergie sur l’objet choisi.

Pratyāhāra : une expérience que nous vivons tous sans en avoir conscience.

Lorsque l’on se concentre sur un objet, notre attention se focalise, on perçoit moins ce qui se passe autour. Les prestidigitateurs
connaissent bien ce phénomène et en jouent avec dextérité. Sur une vidéo projetée lors de la conférence, on voit un magicien, et
derrière lui une scène de vie urbaine. Nous sommes attentifs à ses propos et ses gestes. Tellement attentifs que personne n’a vu,
derrière lui dans le flot des passants, la présence d’un homme déguisé en lapin et un autre en gorille…

Pratyāhāra, pratique ou fruit ?

Comment dompter ces chevaux déchaînés que sont les sens. Selon Patañjali, il faut les transformer en animaux dociles, obéissants et canalisés ?

La pratique de Pratyāhāra peut créer un sentiment de frustration ou une réaction de fuite. La pratique des quatre premiers membres du yoga (attitudes à observer vis-à-vis des autres, attitudes à observer vis-à-vis de soi, la pratique des postures et la pratique du prānvyāma) est nécessaire pour préparer, amener à Pratyāhāra.

Krishnamacarya nous met en garde : “pour l’esprit faible ou en difficulté, prétendre rétablir la stabilité de l’esprit par la concentration sur les sens est aussi utopique que vouloir traire une chèvre par les barbichettes”.

T.K.V. Desikachar précise les propos de son père : “l’assujettissement des sens ne peut être du ressort d’une stricte discipline ; il se
développe au fur et à mesure que tombent en nous les obstacles à la perception”
.

En étudiant le YS, on réalise que Patañjali nous invite à maintes reprises, directement ou indirectement, à nous interroger sur la
relation que nous entretenons avec nos sens, comme s’il distillait de manière subliminale l’importance de canaliser les sens. Cette
attitude de réserve ou de retrait est très difficile à mettre en œuvre.
Selon T.K.V. Desikachar, la capacité à pratiquer Pratyāhāra est le signal que l’on est sur le bon chemin : “ Un “test” qui permet de vérifier la stabilité de l’esprit, c’est notre “ comportement” face aux objets”.

Traditionnellement en Inde, l’élève vivait auprès de son maître. Il recevait un enseignement et s’imprégnait de sa façon de vivre. Cette proximité d’un être vertueux, cette intimité vont permettre à l’élève d’observer dans le quotidien l’existence d’une alternative possible à nos réactions premières (primaires) vis-à-vis des sollicitations extérieures. Cette observation/imprégnation va modifier le comportement de l’élève. L’éducation reçue, notre entourage et nos fréquentations influenceront notre rapport aux sens, à Pratyāhāra.

Ne diabolisons pas les sens, l’expérience, l’expérimentation sont essentiels pour Patañjali

C’est par les sens que nous nous relions au monde. Un corps privé de sens se transforme en prison. Nous en avons de nombreux exemples : dans le film de Dalton Trumbo “Johnny s’en va en guerre”, un jeune soldat perd ses quatre membres, la parole, la vue, l’ouïe et l’odorat. Il ne lui reste plus que la sensibilité de sa peau pour entrer en contact avec le monde. Le yoga prône l’expérience et la supériorité d’une acquisition basée sur l’expérience : “Les écritures sacrées contiennent la vérité suprême, mais l’expérience de cette vérité les rend superflues.

Nous sommes invités à ne pas confondre connaissance et prise de conscience. La connaissance peut s’acquérir par l’enseignement théorique, mais une telle connaissance reste intellectuelle. Ce que l’on vise, c’est une prise de conscience profonde issue de l’expérience. Pratyāhāra c’est reconnaître notre entière dépendance au monde extérieur, ne pas subir cette dépendance mais la vivre en conscience pour s’en détacher progressivement au bénéfice de l’être intérieur. Progressivement, nous sommes amenés à changer notre relation à la possession, au plaisir, au pouvoir.
L’assouvissement des sens ne doit pas être envisagé comme une finalité. On passe de l’attrait pour la matérialité au cheminement vers la spiritualité. Nous questionnons notre relation à l’horizontalité pour nourrir notre verticalité.

Distinguer besoin et envie

L’étymologie de besoin “prendre soin de”, qui a donné aussi le mot “besogne” (idée d’un travail) nous ramène à nos désirs profonds, à ce qui est nécessaire à notre survie ou à notre développement. Il apportera certes du plaisir mais induit un certain respect et une prise en considération de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure.

Le mot envie, lui, vient de “invidus” qui se traduit par “malveillance, haine, jalousie”. Nos sens et notre égo créent nos envies. Elles
ne sont pas vitales et leur assouvissement n’apporte pas forcément du plaisir. Par contre elles créent d’autres envies. Nous ne décidons plus. On cherche souvent à obtenir, acquérir une joie en dehors de nous (bâtir une maison) : cette satisfaction est périssable, destructible, nous en serons dépendant. L’envie est aliénante.

Dans la Taittirīya Upanișad, l’être humain est présenté comme une poupée russe en cinq couches et la couche la plus profonde est
Ānandamaya, le corps de joie, le siège de la béatitude.
Il y a d’un côté cette “grande” Joie interne, inhérente à l’être humain, couche profonde de l’être humain, source de Joie indépendante des éléments extérieurs, source de liberté. Et de l’autre, ces “ petites ” joies, plutôt des plaisirs, qui sont extérieures à nous et qui crée une dépendance.

Le travail consiste à prendre conscience, s’adosser à cette joie interne source de stabilité plutôt que de s’aliéner avec les petites joies que l’on ne peut pas maitriser et qui se révèleront source de souffrance. Moins nous sommes reliés à cette source interne plus
nous sommes victimes d’agitations mentales.

La joie inhérente est une caractéristique de l’homme. Mais par ignorance, légèreté ou avidité, l’individu recherche “les petites
joies”. Si la dépendance aux choses extérieures est trop importante, cela génère des troubles mentaux, de l’inquiétude, du stress.

Pratyāhāra est selon T.K.V. Desikachar, un excellent sujet de méditation. On se pose les questions suivantes : qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui qui ressemble à de la distraction due aux sens ? Et comment éviter cela demain ? C’est une réflexion, une compréhension à posteriori suivie de la visualisation d’une réaction plus adaptée.
Un peu comme une programmation que l’on sollicitera au moment opportun… si on a assez de discernement et de détermination ! »

Marie-Françoise GARCIA, formatrice IFY – 2015