Cet article est extrait du Journal de l’IFY, numéro de l’Automne 2013.
« Quand je marche dans un beau paysage, plus qu’à tout autre moment, je deviens conscient d’un phénomène d’une étonnante simplicité : une voyance en moi me précède dans l’espace. Cette voyance semble étrangement indépendante de toute activité mentale et j’ai même l’impression que je pourrais fermer les yeux un moment, sans incidence sur cette voyance. M’ouvrant à cette voyance, je découvre que je fais partie du paysage et que ce paysage me touche profondément ; mon être au monde s’élargit et je renonce à une position privilégiée d’observateur. Faisant partie de ce qui est vu, l’observateur en moi disparaît. Je sais alors que cet être au monde élargi, un être au monde qui ne dépend pas de moi, me précède aussi dans l’espace. Parce que je n’ai rien à faire pour être là, cet être au monde ne connait pas la peur.
Voyance et « être au monde » sont liés. La voyance me réveille, me révèle à mon « être au monde », un « être au monde » de grande sensibilité. L’« être au monde » ouvre la voyance jusqu’à la coïncidence entre les deux. En voyant je suis là, en étant là, je vois. Lors de moments spéciaux, comme un souffle intérieur, complètement inattendu, un espace s’ouvre en moi, un espace du vivant, un espace qui se donne, qui n’a besoin de rien. Dans de tels moments, qui défient toute représentation, je n’ai rien à comprendre, il ne me manque rien. Au-delà d’une ouverture à ce qui est, c’est une auto-donation de la vie en moi, c’est la joie.
Prāna comme reflet de purusa
Ce que je viens de décrire est, pour moi, l’action de prāna, le reflet du vivant en nous. Selon le yoga, tout notre être au monde, notre organisme et toutes nos relations, sont animés par une présence de vie en nous, qu’on appelle purusa « celui qui nous habite ». Purusa, au- delà de tout changement est décrit comme toujours neuf, et prāna est le reflet du purusa. Comme un souffle intérieur, prāna nous rend entier, nous donne la conscience et nous lie au monde. La présence de purusa crée en nous des supports pour la circulation de prāna.
Candra
Liée à la tête, candra, « la lune », que l’on nomme aussi buddhi, « intelligence de vie », est comme un élixir de vie, une source de voyance qui nous rend entier et alimente une implication vivante dans le moment présent. Comme un baume de présence, candra nous renouvelle et nous donne de l’intuition.
Mūla
Lié au bassin, mūla « la racine », symbolise notre enracinement dans l’humanité, notre appartenance au monde. Par mūla, nous sommes « en réseau » tant et si bien que, rentrant dans un paysage ou rencontrant une autre personne, nous sommes déjà profondément liés à ce paysage ou à cette personne.
Sūrya
Sūrya « le soleil », dont le siège principal est au-dessus du nombril et sous le diaphragme, est entre candra et mūla et c’est l’expression d’une interaction vivante entre ces deux-là. Sūrya symbolise la vie qui s’incarne en nous ainsi que notre implication dans le moment présent. Sūrya est un feu qui transforme et rend visible. Soutenu par mūla et nourri par candra, sūrya nous met au monde, et joue aussi le rôle très important de désencombrer et simplifier la relation entre les deux. C’est en vivant notre vie dans l’instant que notre vie se simplifie.
Pour soutenir une relation vivante entre candra et mūla, et un bon fonctionnement de sūrya, prâna se manifeste sous forme de souffles vitaux, les vāyus. Deux d’entre eux, prāna vāyu et apāna vāyu, sont en lien avec l’IN et l’EX.
Prāna vāyu
Prāna vāyu ouvre l’espace, transporte candra, sūrya et mūla dans tout notre organisme tout en attisant l’action de sūrya. Prāna vāyu est comme un maître tisseur qui sait tisser, à partir de fils déjà prêts, ou sur de nouvelles données. Dans sa relation avec l’esprit, un autre maître tisseur, il a tendance à s’orienter vers le futur.
Apāna vāyu
Apāna vāyu est chargé de l’élimination. Il enlève les « cendres » produit par l’action de sūrya, et sa spécialité est de défaire les tissages. Apāna vāyu sait distinguer « ce qui était » de « ce qui est », mais il ne peut accomplir son œuvre sans un vrai lâcher prise de notre esprit sur le monde, et sans une vraie collaboration avec Prāna vāyu. S’il est dans l’incapacité de défaire nos tissages, apāna vāyu nous fige dans le passé.
La relation entre notre souffle et les actions de prāna vāyu et apāna vāyu est indirecte parce qu’elle dépend de notre état d’esprit. Seul, un souffle lié à une vraie présence dans le moment présent, peut avoir un effet transformateur sur les actions complémentaires de ces deux souffles vitaux. La présence dans le moment présent nous ouvre à l’action de prāna, qui soutient, dépasse et unifie leurs actions.
Comment pratiquer une telle présence ?
En réalisant au profond de nous que :
La conscience du souffle peut nous amener vers un souffle conscient. Un souffle conscient dépasse le moi, il dépasse l’état de « moi conscient », il ouvre l’espace pour « la vie en nous qui voit ».
Tout encadrement du souffle doit être accompagné d’une attention qui s’ouvre au-delà de l’encadrement.
Si, pour l’écoulement du souffle, par une mise en relation entre support et direction, est mise en place une relation stable comme un « lit du fleuve » qui peut tenir tout seul, il est important, au moment de l’écoulement, d’être ouvert aussi au « champ du fleuve » qui va au-delà. La possibilité d’être simultanément ouvert aux deux ouvre l’espace pour l’action de prāna.
Tout obstacle est un blocage ou une division de prāna.
Les actions imaginaires. Cette écoute intérieure rend possible une interaction avec l’élève qui donne l’espace pour des « actions imaginaires ». En voyant des limites et en m’ouvrant à des possibles, en m’ouvrant au « champ du fleuve », je peux sentir ce qui chez mon élève est déjà dans son devenir. Une proposition qui vient d’une telle observation sera juste et aura un effet immédiat.
Les relations libres. Comme la relation vivante et sensible entre ma main et un support donné (le sol, le mur ou un tabouret) peut transmettre une relation de liberté sous mon omoplate, une relation libre avec le bras et avec la cage, ce que je transmets à mon élève est une liberté partagée. C’est une liberté dans ma relation avec la tradition étudiée (et qui est toujours une source d’inspiration), une liberté par rapport à ma propre observation et une liberté en face d’un possible. C’est l’autonomie de l’enseignant et de l’élève.
Prāna et la vie qui nous dépasse
Prāna, qui va au-delà de notre personne, n’est-il pas lié à la notion d’Īsvara ? Patañjali décrit Īsvara comme un purusa spécial, comme la Vie qui, jamais, n’a été touchée par des projets et des actions qui nous isolent. Cette Vie qui se reflète au cœur de chacun de nous, est pour Patañjali le remède ultime pour tous les obstacles rencontrés. Comme la Vie qui soutient toutes relations vivantes, īsvara est la source de toute connaissance et de tout enseignement vivant.
Ainsi, la pratique de yoga n’est pas une affaire privée : c’est accepter que notre vie s’inscrive dans la Vie qui nous dépasse. »
Peter HERSNACK, formateur IFY – 2013