L’article ci-dessous est extrait de la revue « Pas à pas » éditée par l’association régionale IFY Poitou-Charentes et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
« Tout change au coeur de nos cellules à chaque instant. Inhérent à la condition humaine, programmé ou imprévu, voulu ou subi, le changement, superficiel ou radical, participe au tourbillon de la vie.
Comment vivre ces changements provoqués par la disparition de ce qui nous importe, ce qui donne sens à notre vie : l’autre que nous aimions et qui n’est plus là, ce travail perdu, ce lieu de vie, cette fortune aussi ? Sommes-nous toujours clairs avec ce que nous voulons changer : juguler une
peur, éviter un changement plus exigeant, plus dérangeant ou répondre à l’appel de la Vie en nous ? Vivons-nous vraiment ces changements au plus profond de nos fibres, ou faisons-nous semblant : changer les meubles de place pour dégager la vue, changer pour que rien ne change ou changer radicalement notre regard sur la Vie ?
Vivre avec le changement
Le Yoga Sūtra, texte fondateur de la pratique du yoga, évoque la dualité de l’être humain. Nous sommes à la fois le monde manifesté soumis au changement et à la mort (prakṛti) et aussi le monde de toute éternité hors changement (puruṣā). Ces deux entités distinctes sontinterdépendantes. puruṣā, la Conscienceimmuable voit, mais ne voit qu’à travers ceque lui montre l’esprit, lequel appartient au monde de prakṛti , le monde du
changement.
Le jeu des guna
Par essence, le monde manifesté est changeant car il est soumis au jeu des trois guṇa, les qualités primaires à l’origine de toute manifestation. C’est la danse de prakāsa ou sattva (la luminosité), kriyā ou rajas (l’activité) et sthiti ou tamas (la stabilité) ; dans un mouvement incessant et des variations sans fin, ces trois qualités se complètent, se supportent ou s’opposent.
Pourquoi ce jeu incessant ?
La règle du jeu
D’après le YS II.18, ce jeu des guṇa répond à un double but : la jouissance, l’expérience (bhoga) et la liberté, libération (apavarga). C’est une invitation à vivre ce mouvement superficiel, pour comprendre en profondeur le sens de ce que nous vivons, du pourquoi nous vivons ; jouer avec sérieux comme savent jouer les enfants pour qu’advienne le sens du jeu, à la rencontre de puruåa, la Vie en nous, et pour lui permettre de s’incarner à travers nous.
Vivre, c’est alors l’opportunité de changer, de mourir à ce que je sais, que je connais, que je peux contrôler, pour aller vers l’inconnu. C’est sentir mon regard s’ouvrir devant la beauté de la nature, la force d’une oeuvre d’art, la vérité d’une rencontre. C’est sentir un espace se dilater en moi.
À de tels moments, je sors de mon musée personnel, je découvre des merveilles du monde l’instant d’avant inaccessibles, et quelque chose en moi n’est plus pareil.
Quelque chose doit mourir pour que quelque chose naisse. C’est pourquoi le changement est ambivalent et qu’il est souvent associé à la souffrance.
Le changement, une souffrance potentielle
Le sūtra II. 15 évoque la possibilité de voir, pour qui « a du discernement » (viveka), une souffrance potentielle dans tout. Pessimiste cette vision ? Et pourtant …
Qui n’a cru trouver le bonheur, pour ensuite avoir rendez-vous avec la souffrance ? A-ton vraiment conscience que ce qui fait notre bonheur aujourd’hui peut disparaître à tout jamais l’espace d’un instant ? Tout va bien tant que rien ne bouge, mais la vie n’est-elle pas mouvement ?
Le texte du sūtra, dans la première partie, évoque la souffrance potentielle liée à trois aspects de nos vies, et qui n’a connu de telles situations ?
• parināma : le changement
Tout changement touche ce qui me donne l’espace pour me sentir chez moi, le support extérieur dans lequel je m’inscris : mon statut familial, mon lieu et mon mode de vie, ma position sociale, le cercle de mes relations, mes chères habitudes. Si quelque chose change dans cet espace qui me sert de cadre, ou si quelque chose change en moi qui fait que je ne me retrouve plus dans cet espace-là, je suis en décalage. Le cadre qui me portait ne
fonctionne plus comme avant, je me sens perdu et j’en souffre.
• tāpa : soif, brûlure, torture, chagrin
À l’intérieur du cadre construit, quelque chose de profondément vivant demande à vivre. Ce désir de vie peut surgir, de manière sourde ou comme un tremblement de terre, à l’occasion d’une prise de conscience, d’une découverte en moi, qui remet en cause ce cadre de vie. Une telle soif impérieuse, lorsqu’elle n’a pas l’espace pour s’inscrire dans le cadre, brûle en moi. Je ne peux vivre ce désir, mon espace construit n’est plus adéquat, mon envie déborde et ne trouve pas son objet. Une brèche s’ouvre au profond de moi que je ne peux combler et j’en souffre.
• saískāra : conditionnement, enfermement dans des habitudes
Parfois aussi, il arrive qu’un désir profond soit rendu possible, que l’espace soit dégagé, mais je n’ose pas. Comme dans un mélodrame, la rencontre ne se fait pas ; le piège de ma manière habituelle de fonctionner, le tissage construit tout au cours de ma vie entre mon cadre et mon désir se referme sur moi. Par peur du changement, je me résigne, je passe à côté de ma vie et j’en souffre.
Le refus du changement
Le Yoga Sūtra est formel : j’ai peur du changement parce que je confonds les formes que prend la vie en moi avec la Vie, je confonds ma vie et LA VIE.
Cette méprise (avidyā) est la première des causes de souffrance et d’affliction (kleśa). Sous l’emprise d’avidyā, comme le rappelle le sūtra II. 5, je confonds le temporel (anitya) et l’intemporel (nitya), l’impur (aśuci) et le pur (śuci), la souffrance (duḥkha) et le bien-être (sukha), le non essentiel (an-ātma) et l’essentiel (ātma).
Confondre le temporel et l’intemporel, n’est-ce pas une manière de refuser le changement ? Confondre ce qui dans ma vie évoque le temporel (mon couple, mon CDI, mon compte en banque, ma santé, etc.) avec l’intemporel, croire que tout cela est permanent, c’est faire comme si rien ne changeait et c’est nier que j’appartiens au monde manifesté (prakṛti), toujours changeant.
M’approprier, par une prise de conscience, ce qui évoque le « hors changement » en moi (la beauté, les vérités que je juge éternelles, tout ce qui donne un sens profond à ma vie), c’est nier ce qu’est vraiment la source de conscience en moi (puruṣa), au-delà de mes convictions.
Avidyā, cette vision de la vie, qui ne peut faire la distinction entre prakṛti et puruṣa m’amène à mélanger ce qui change et ce qui ne change pas, ce qu’est ma vie et ce qu’est la source de Vie en moi. Ne pouvant vivre cette différence essentielle, confondant ma manière de voir le monde avec le monde tel qu’il est, j’établis avec moi-même et avec le monde des relations confuses.
Les relations confuses (samyoga)
Pour être au monde, je prends support sur ma vision de la vie et non sur la source de vie qui est en moi ; je vois avec du déjà-vu, ne me laissant pas inspirer par ce qui me dépasse. Je ne vois pas au-delà de mon intérêt et m’oriente toujours par rapport à ce qui est à vivre, à voir, à rencontrer, trouvant seulement là le sens de ma vie.
Cette souffrance, cette méprise, ces confusions, sont le propre de la condition humaine. À nous de les confronter, de vivre ces limites pour les dépasser et gagner en liberté. C’est le changement auquel nous invite le projet du yoga : de la confusion au discernement, du « MOI, JE » à « LA VIE
en moi ».
Les changements de l’esprit pour sortir de la souffrance
Les huit membres du yoga décrits dans le Yoga Sūtra sont autant d’occasions de démêler, en les vivant de l’intérieur, les relations confuses qui nous habitent : avec l’autre, avec nous-même, entre les différentes parties de notre corps, entre corps et souffle, entre souffl e et esprit, et entre les différentes composantes de notre esprit.
La pratique méditative de ces différents anga change profondément notre être au monde et notre perception du monde. C’est ce qui se passe à la fin d’une pratique, lorsque mon souffle se fait profond et anime ma posture, lorsque la posture ouvre un espace en moi.
Les changements ultimes nés de la méditation se jouent au niveau de l’esprit et plusieurs aphorismes du Yoga Sūtra évoquent ces changements majeurs (III. 9, III. 11 et III. 12) qui conduisent vers l’état de yoga.
YS III. 9 – Le premier changement est l’apparition de petits moments de « nirodha » : mon esprit interrompt son bavardage, son mode habituel de
fonctionnement dispersé, et laisse place à un moment de silence, de focalisation dans une seule direction. Quelque chose en moi voit au-delà de mes convictions, de mon savoir construit.
YS III. 11 – Le second changement est la tendance accrue à la focalisation : cet état de grande vision dans le silence de mon esprit est là de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Sous l’influence de cette « perception approfondie », quelque chose dans mon « être au monde » change
profondément.
YS III. 12 – Le troisième changement évoque une stabilité au niveau de l’esprit : les expériences mentales de nirodha se succèdent, mon esprit se fait canal pour un lien direct entre Ce qui voit en moi et l’objet contemplé. C’est l’état de yoga : « perception approfondie » et « être au monde » coïncident : je suis (sat), je vois (cit) et la joie (ānanda) m’habite.
« Je ne peux voir plus que ce que je suis. » Peter Hersnack
Dans ce changement radical, disparaît la peur et je peux accueillir les changements des formes de ma vie. Au coeur du changement, j’assume ma condition humaine changeante, soutenue par une part d’éternel. Dans ma vie quotidienne, j’ai de l’espace pour un regard désencombré et bienveillant sur les autres et sur le monde, un espace de recul pour l’humour sur moimême.
La vie paraît plus simple, plus libre, et plus joyeuse. Un sacré changement !
Colette HERSNACK, professeur IFY – 2018