« Ni blanche, ni noire, l’action du yogi ».

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Les Mots du Yoga » éditée par l’association régionale IFY Sud.

« Cet article est issu d’un atelier que j’ai animé dans le cadre des Rencontres Nationales de l’Institut Français de Yoga en juin 2019. Rencontres qui ont lieu tous les deux ans et qui rassemblent élèves, professeurs et formateurs d’enseignants de toutes les régions.

Le thème principal était « L’action ». Celle-ci nous concerne tous, yogi ou pas, car elle est au cœur de la vie humaine.
En sanskrit, elle se nomme « karma » qui est un mot devenu familier même sous nos longitudes occidentales.
Un autre mot sanskrit « yogi » est connu du grand public aujourd’hui. Il se traduit par « l’adepte du yoga ».
Ces deux mots « karma » et « yogi » sont réunis dans un des aphorismes du yoga sūtra de Patañjali.
« Karmāshuklākrishnam yoginah trividhamitareshām » « L’action du yogi n’est ni blanche ni noire, pour les autres elle est de trois sortes »
C’est le septième sûtra du quatrième chapitre. Je l’ai choisi car il concerne toute personne exerçant un pouvoir ou ayant un ascendant ou une autorité sur les autres. Cela peut être le parent, l’éducateur, l’enseignant, le responsable du personnel ou le supérieur hiérarchique.

Au début du chapitre I, le yoga a été défini.
Au début du chapitre II, l’action juste pour le yoga (kriya yoga) a été définie.
Au début du chapitre IV, c’est l’action du yogi qui est définie.

L’aphorisme 7 du chapitre IV se situe dans un contexte particulier qui traite de l’influence positive qu’une personne peut exercer sur autrui.
Il définit les qualités de l’action de celui que l’on peut alors nommer yogi.

Comment ce yogi parvient-il à exercer une telle influence (positive) pour aider ses prochains ? Grâce au travail qu’il a effectué sur son propre psychisme pour devenir clair sur ses motivations, ses problèmes et ses projections. Lui-même n’est alors plus influencé par ses propres dépôts inconscients lorsqu’il agit. Non pas qu’il ait résolu tous ses problèmes (il faudrait attendre longtemps pour aider son prochain), mais il arrive à poser des actes libérés des conditionnements anciens ou présents avec discernement.
Nous verrons ici que même si nous pratiquons, enseignons le yoga ou formons de futurs enseignants de cette discipline, il est ambitieux mais libérateur d’essayer d’agir comme un yogi.
C’est un projet de vie qui, probablement, n’aboutira pas à sa réalisation totale mais qui peut nous inspirer et nous aider à vivre mieux, modestement.

Ce yogi agit avec intelligence comme un fermier qui perce une brèche dans ce qui retient (l’eau pour irriguer une rizière par exemple) (YS 3-IV). Cette personne arrive à influencer les autres en les mettant en mouvement selon leurs singularités et, ainsi, favorise leur éclosion (YS 5-IV). À ce moment-là, la transmission devient vraiment une influence positive.
Patañjali a choisi ici (YS 7-IV) une formule picturale pour exprimer ce qu’est « l’action de l’adepte du yoga ».
L’astuce de sa formulation réside dans son énoncé.
Pour l’action du yogi, il signale l’absence de deux couleurs (dont certains disent qu’elles n’en sont pas) complémentaires ou opposées : ni blanc (ashukla), ni noir (akrishna), et pour tous les autres (les non-yogi), l’action a trois couleurs (sans préciser lesquelles).

Pour le yogi, l’action n’a aucune couleur (karmāshuklākrishnam), c’est une affirmation. Nous pouvons alors penser à la transparence.
Qu’est-ce qu’une action « transparente » ? Je vous invite à y réfléchir… Qu’est-ce que cela signifie pour vous en ce moment ? Est-ce
juste une action désintéressée ou plus que cela ?
Pour les non-yogi, l’action peut être blanche (shukla), noire (krishna) ou… mélangée, confuse (mithyā).
L’action confuse est-elle un mélange de blanc et de noir en proportions variées ? Gris souris, gris anthracite, gris mastic, gris pâle, vert de gris…

Mais alors des questions se posent :
• Qu’est-ce qu’une action blanche ?
• Qu’est-ce qu’une action noire ?
• Qu’est-ce qu’une action mélangée, confuse ?
• Qu’est-ce qu’une action ni blanche, ni noire ?

Par l’étude approfondie de l’ensemble de l’ouvrage (les quatre chapitres du Yoga Sūtra de Patañjali), nous pouvons dire que :

L’action blanche est fondée sur la recherche du bien-être, du bonheur et du plaisir (pour soi-même ou pour autrui).

Cela peut être aussi la recherche du confort, de la facilité, de la répétition mécanique (parce qu’on a toujours agi comme cela, nous continuons de la sorte sans réfléchir). Cette action est basée sur un sentiment nommé « Sukha » en sanskrit. Sukha signifie agréable, heureux, confortable, plaisant.
Nous avons appris (YS II-46) que c’est une qualité qui doit être recherchée lorsque nous pratiquons une posture de yoga tout comme sa co-équipière Sthira qui signifie fermeté, concentration, rigueur, détermination, précision.
Mais l’attachement au plaisir et à sa recherche nous afflige (rāgaklesha YS 7-II). Nous devenons dépendants voire esclaves soit par addiction soit par la pulsion qui nous pousse à revivre des situations heureuses connues ou la volonté puissante de ne pas les voir s’échapper.

La recherche du bonheur n’est pas un but d’action pour le yogi.

L’action noire est fondée sur la recherche du mal-être, de l’insatisfaction et de la souffrance (pour soi-même ou pour autrui).

Le désir ou le besoin de nuire (conscient ou inconscient, à soi ou aux autres) en sont la cause. Cette action est basée sur un sentiment nommé « Duhkha » en sanskrit.
Celui-ci trouve sa source dans le rejet, la jalousie, l’envie, la frustration, la colère (qui peut-être mue par un sentiment profond d’injustice donc
positif). Même si nous redoutons les sensations qui y sont associées, nous sommes souvent attachés à nos propres souffrances et incapables d’y renoncer. Nous préférons fréquenter à l’infini le goût amer de ce que nous connaissons bien et à quoi nous sommes habitués. Ce sentiment nous afflige et entraîne la haine ou l’incapacité à accueillir du nouveau, de l’inconnu ou ce qui nous est « étranger » (dveshaklesha YS 8-II). Pourtant,
nous avons été prévenus : « La souffrance non encore advenue doit être évitée » (YS 16-II).

Le plaisir dans la douleur n’est pas un but d’action pour le yogi.

L’action blanche et noire est fondée sur la recherche du bonheur ou du malheur (pour soi-même ou pour autrui) et aboutit à un résultat
opposé.

Cette action n’est pas claire (sukhaduhkha). Porté par une bonne intention Sukha, elle cause du tort Duhkha (à nous-même ou autrui) ou l’inverse. C’est une action dont les fruits ne sont pas conformes à la motivation.
« L’enfer est pavé de bonnes intentions ». Cette action, qui aurait pu être vertueuse, a été détournée de son but à cause de la présence d’obstacles en nous comme le doute, la précipitation, l’absence de modération, la croyance en des idéologies erronées, un état d’esprit négatif, un manque de courage, de vigueur morale ou de détermination (YS I-30). Elle est le plus souvent l’expression de notre ego problématique (asmitā klesha YS 6-II).

Ces différents mélanges de gris qui caractérisent un grand nombre de nos actions ne sont pas un but pour l’action du yogi.

L’action Ni blanche, Ni noire, est fondée sur la recherche de la simplicité dans la liberté.
C’est une action qui n’a pas pour but le plaisir ou la satisfaction mais qui ne rejette pas le bonheur présent. C’est aussi une action qui ne
s’arrêtera pas s’il y a présence de conflit, d’inconfort, d’expression de contradiction ou de résistance au changement. Bien que la souffrance ne soit jamais recherchée, sa présence pourra être le point de départ d’une mise en mouvement en vue d’une transformation.
Cette action, ni blanche, ni noire, entraîne un sentiment de joie nommé « ānanda ». Cette JOIE n’est pas le fruit d’un désir comblé mais semble liée à un désir profond pour la vie elle-même (āshisha). Elle s’accompagne de lucidité, de clarté et d’un sentiment paisible.

L’action du yogi doit se situer au-delà de « sukhaduhkha » pour viser la finalité du yoga : kaivalya, la simplicité dans la liberté.

Pour terminer cet article, je vous propose une mise en mouvement à travers ces quelques questions :

Quelle est pour vous l’action Ni blanche, Ni noire d’un pratiquant de yoga dans :

Quelle est pour vous l’action Ni blanche, Ni noire d’un enseignant de yoga dans :

Bonne réflexion…

अथ योगानुशासनम् ||1.1||
Le yoga-sūtra est le texte fondateur du yoga. C’est un recueil de 195 aphorismes ou sûtra constitués de phrases courtes, le plus souvent sans verbe et grammaticalement très précises.
La langue utilisée est le sanskrit. La date à laquelle il fut écrit n’est pas connue mais se situe entre deux siècles avant et deux siècles après JC.

Ce traité magistral sur le yoga est attribué à Patañjali, être légendaire dont le nom signifie : « celui qui est tombé dans les mains jointes de la foule implorante ».
Le yoga-sūtra est un aide-mémoire précieux pour l’adepte du yoga. Sa compréhension et son étude demandent du temps et un accompagnement.


Le mot sanskrit « sūtra » signifie fil. L’ouvrage, en effet, peut être comparé au fil d’un collier dont chaque sûtra est une perle. Le plus important, c’est le fil qui relie l’ensemble. Même si l’on n’a que quelques perles enfilées sur ce fil, cela formera un collier, celui-ci pourra être « porté ». Par contre,
si vous avez 195 perles mais pas de fil, vous aurez beau être apparemment bien équipé, rien ne pourra être « porté ».

Les 195 sūtra sont divisés en quatre chapitres : le premier présente le projet du yoga, le second les moyens à mettre en œuvre pour ce projet, le troisième énonce les résultats obtenus ou escomptés et le quatrième donne la finalité du yoga. Celle-ci se nomme « kaivalya » qui signifie « la simplicité dans la liberté ».
Un beau projet, ne trouvez-vous pas ? »

Sandra Ermeneux, Formatrice IFY – 2020