Méditation et action, quelques pistes de réflexion

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon-Centre-Est et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Cet article comporte deux parties très distinctes. La première est un parcours, à la fois schématique et complet, des sūtras qui contiennent le mot karman, « l’action » en sanscrit. Cette partie, un peu « érudite », concerne surtout les personnes très familiarisées avec le Yogasūtra de Patanjali. La seconde, moins abstraite, vise à réfléchir sur un aspect de l’action, son lien avec la perception et donc avec la méditation.

1 – L’action, karman, dans le Yogasūtra

Ce que le yoga appelle karman, « l’action », paraît regrouper tout type d’activité humaine. L’action vécue se situe à la jonction entre le vouloir et le pouvoir : on fait souvent ce qu’on ne voudrait pas et on ne peut· pas faire ce qu’on voudrait.

Patanjali (YS 1 24) interroge ce karman en le plaçant dans un enchaînement de causes et de conséquences qui se referme sur lui-même : si la cause de notre action (karman) est problématique (kleśa), les conséquences (vipāka) vont laisser une trace inconsciente (āśaya) qui va réactiver la cause problématique (kleśa). Ce schéma est ensuite développé plus finement (YS Il 12-13) : les conséquences (vipāka) de nos actions (karman) problématiques, mues par les kleśa, seront de toutes façons expérimentées (vedanīya); mais la correspon-dance entre « action » (karman) et conséquences (vipāka) sera plus ou moins explicite (dṛṣṭa/adṛṣṭa). Ces conséquences (vipāka) affectent notre condition de vie jāti), notre santé (āyur) et la nature de nos expériences (bhoga). Patanjali (YS Il 14) nuance cette traditionnelle et implacable « loi du karman » en introduisant un correctif lié à l’intention (hetutvā) : si l’intention est « vertueuse » (puṇya), le fruit (phala) de l’action sera « réjouissant » (hlāda), si elle est « perverse » (apuṇya), ce fruit sera « cuisant » (paritāpa). Malgré cette nuance, Patanjali conclut sa description (YS Il 15) par une affirmation peu réjouissante : « Pour celui qui discerne (vivekin), vraiment (eva), tout (sarva) est source de mal-être (duḥkha) ». « Tout », donc aussi toute action.

Après ce constat amer, qui est un discernement incontournable, Patanjali rebondit par un bref sūtra (YS 1116) qui invite à l’optimisme: « le mal­-être (duḥkha) non encore suryenu (anāgata) peut et doit être évité (heya – adjectif d’obligation) ».

Comment ? En s’engageant dans un long travail de discernement (viveka) qui conduit à « la libre simplicité » (kaivalya) (YS Il 17-27). L’outil pour ce travail c’est « le yoga aux huit membres » (aṣṭāṅga yoga) ; un outil complexe (YS Il 27 à Ill 6, ou plutôt à 111 55), vrai chemin de transformation profonde par l’action.

Quelles sont les qualités de cette action ? Elles sont énumérées par le kriyā yoga (YS Il 1 ). Voilà un autre mot pour dire « action », kriyā mais c’est une action très particulière car elle a la propriété d’être « purifiante ». Le kriyā yoga n’est pas le « yoga de l’action », mais « l’action purifiante en vue du yoga ». Le « yoga de l’action » serait plutôt le karma yoga, ou plus exactement « la voie de l’action » (karma mārga). Les trois qualités de cette « action purifiante en vue du yoga » (kriyā yoga) sont bien connues : une « discipline ar­dente » (tapas) portée par « l’étude inlassable de soi-même pour soi-même » (svādhyāya) et « la disponibilité à l’inattendu » (īśvara praṇidhāna). Il s’agit, plus schématiquement, d’articuler constamment « faire », « savoir-faire » et « laisser faire ».

Pour comprendre l’action (karman), on peut encore s’inspirer de ce qui est dit au sûtra Ill 22 à propos de ses résultats aux conséquences claires (sopakrama) ou obscures (nirupakrama). Le sūtra IV 7 évoque aussi le fait que l’action (karman) du yogi n’est ni blanche (aśukla) ni noire (akṛṣṇa). Ces deux références sont plus délicates à développer.
Par contre, il est important de prendre en compte un autre aspect de l’action selon le yoga, introduit au sūtra IV 30, dans la toute dernière étape du parcours. Il répond à la ques­tion fondamentale : peut-on se débarrasser des kleśa ? La réponse est détournée : nos actions (karman) peuvent être fondées sur autre chose que sur eux. A nous de trouver, par la méditation, sur quoi les fonder !

2 – Comment nos perceptions influencent-elles notre action ?

Pour parler des capacités humaines, l’Inde et le Yoga utilisent un mot qui n’a aucun équivalent en français : indriya ; seule une longue expression peut en donner la signification : « 

Pour parler des capacités humaines, l’Inde et le Yoga utilisent un mot qui n’a aucun équivalent en français : indriya ; seule une longue expression peut en donner la signification : « les facultés de perception, d’action et de représentation du monde et de nous-mêmes. »

Les cinq facultés de perception nous sont familières, elles sont portées par les organes sensoriels, ou plus simplement encore par les cinq sens : l’ouïe, le toucher, la vue, le goût et l’odorat.
L’Inde associe à chacune de ces facultés de perception, une faculté d’action et un élément. A l’ouïe sont associés la voix et l’élément éther ; au toucher, la préhension (ce sont les mains qui ont la faculté de prendre) et l’air; à la vue, la locomotion (ce sont jambes qui ont la faculté de marcher) et le feu. Les deux dernières associations sont moins évidentes a priori, puisqu’au goût sont associées la sexualité (avec sa double fonction, le plaisir et la reproduction) et l’eau, et à l’odorat sont associées l’élimination et la terre. Quand nous pen­sons « action », avons-nous immédiatement le réflexe d’envisager ces cinq possibilités? Par ailleurs, il peut être aussi très intéressant de réfléchir aux associations avec les éléments, nous n’allons pas le faire ici. Nous allons par contre nous tourner vers un autre aspect qui concerne plus directement notre propos.

Aux cinq facultés de perception et aux cinq facultés d’action, l’Inde associe une on­zième faculté, un onzième indriya : manas. C’est cette faculté qui nous permet, à tout moment, de nous représenter ce que nous percevons et l’action que nous faisons, à travers une image à la fois « mentale » et « affective ». On traduit !iouvent manas par « mental », mais ce raccourci risque de nous faire occulter la part affective et émotionnelle de toute action. C’est manas qui connecte la perception et l’action. Cette connexion est un phénomène complexe qui concerne aussi bien le réflexe immédiat, par exemple, si l’on touche un objet brûlant on retire immédiatement la main, que la longue réflexion qui peut précéder une décision, par exemple lorsqu’il faut choisir entre plusieurs possibilités.
Quand nous pilotons un véhicule, quel qu’il soit, l’acte de conduire, qui se décompose en de multiples gestes coordonnés des mains et des pieds, s’ajuste d’instant en instant avec ce que nous voyons, entendons ou percevons tactilement. Il y a un automatisme de la conduite, qui est la conséquence d’un apprentissage et d’un entrainement. Cet automatisme exige une certaine présence, mais nous laisse aussi le loisir d’écouter de la musique ou de discuter. Ce « loisir » est néanmoins cadré ; dès que survient un facteur inattendu, nous devons replacer toute notre attention sur la conduite, car une « distraction » peut avoir de graves conséquences.

Ce qui complique la relation entre perception et action, c’est que la mémoire et l’imagination interviennent et apportent des éléments qui contribuent à influencer l’action, aussi bien dans un sens que dans l’autre. L’apprentissage d’une action est nécessaire pour la poser dans de bonnes conditions, c’est la mémoire qui retient les données apprises. L’imagination est aussi utile, car, d’une part, toute action est unique et il faut toujours adapter ce qu’on a appris à la situation nouvelle, d’autre part, l’affectif, attrait ou rejet, est toujours à l’œuvre.

Les grands perturbateurs de ce fonctionnement en synergie entre perception, action et représentation, ce sont les kleśa, ces « pulsions problématiques » qui se fondent et prospèrent sur le terrain de la « méprise existentielle » (avidyā). Nous ne savons pas immédiatement ce qu’est la vie, et nous avons beaucoup de difficultés à discerner quelle est sa finalité : devons-nous seulement jouir de l’immédiat, rechercher plus, voir les choses sous un autre angle ? Cette instabilité fondamentale rend notre ego problématique, nous ignorons qui nous sommes vraiment, ce qui se manifeste par l’attrait compulsif ( chercher à retrouver le plaisir expérimenté), le rejet compulsif (éloigner de nous tout ce qui nous rappelle des désagréments vécus) et la peur (liée à l’incertitude de ce qui peut arriver). Dans ces conditions, les actes que nous posons ne peuvent qu’être marqués par l’incertitude et l’insatisfaction.

A travers le travail postural et respiratoire, le yoga nous propose un éveil et un développement de la sensibilité sensorielle vis-à-vis de soi-même ; ceci permettra déjà d’avoir une action plus appropriée dans la relation à soi. Illustrons cela à partir du travail postural et prenons l’exemple d’une flexion vers l’avant en posture assise. Après une préparation appropriée du corps et du souffle, lorsque nous nous installons dans une telle flexion, nous avons déjà une idée, une image, de ce que nous faisons qui influence notre façon de faire. Nous avons aussi une intention, par exemple assouplir le tronc. Au fur et à mesure que nous entrons dans ta posture, nous percevons, de plus en plus nettement, ce qui se passe réellement dans le corps et cette perception s’accompagne d’un ajustement, de plus en plus fin, de notre action. Cette action finit par ne plus être influencée par nos pensées et nos affects ; nous devenons témoins de ce dialogue, qui nous échappe, entre perception et action. Le corps sait faire et nous le laissons faire. Cette expérience nous apporte à la fois joie et sentiment de liberté. Cette expérience laisse en nous des traces positives qui, petit à petit, nous rendent plus disponibles à nous ajuster à la réalité, ce qui ne veut pas dire à la subir.

L’expérience posturale que flous venons de décrire est considérée comme une médi­tation. Elle nous apprend à la fois à faire beaucoup plus confiance à nos capacités et à ne pas nous satisfaire de l’interprétation spontanée que nous avons de la réalité qui est colorée par nos « problèmes ». C’est ce que nous expérimentons dans des actions simples et sans enjeu. Il est probable que si nous épluchons des pommes de terre, cela ne va pas déclencher de grandes émotions (encore que… des souvenirs d’enfance peuvent remonter !). Nous n’avons pas non plus à faire appel à une réflexion profonde. Après un apprentissage assez bref, nous pouvons constater que la main agit à partir des perceptions reçues du contact de l’outil utilisé et de la qualité de la surface de la pomme de terre. C’est une action élémentaire, mais plus l’action entreprise sera complexe et comportera d’importants enjeux, plus cette relation entre perception et action deviendra complexe, car des émotions se manifesteront et le mental interviendra plus fortement. C’est donc à un autre niveau qu’il faut trouver une solution.

Revenons à l’expérience posturale. Nous avons décrit comment la perception et l’action pouvaient s’articuler harmonieusement. Ce n’est pas son seul effet notable, celui qui paraît le plus intéressant est le développement de la capacité d’attention. Celle-ci est rendue possible parce que la régulation respiratoire produit aussi un apaisement intérieur, les kleśa deviennent moins virulents. Cet affinement de la perception et cet apaisement nous donnent plus de recul dans l’action et améliorent notre capacité à un agir plus juste.

Enfin, les transformations progressives qui se produisent vont encore plus loin, jusqu’à cette disponibilité à « ce qui murmure en nous ». Savoir qui nous sommes, c’est expérimenter que nous ne sommes pas limités à ce qui est matière. Le potentiel d’humanité que nous sommes aussi nous forme et nous informe, encore faut-il accueillir les invitations à « être humain ». Ces invitations sont discrètes et subtiles, c’est pourquoi elles ne nous atteignent pas toujours. Nous sommes, en effet, partiellement coupés de nous-mêmes par cette carapace de méprise que nous avons repérée. La méditation débouche sur la capacité à être profondément disponibles à nous-mêmes qui nous soutient dans notre action. »

Michel ALIBERT, Formateur IFY – 2019