L’article ci-dessous est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
De même que votre téléphone portable possède des modes différents – mode avion, mode vibreur, mode sonnerie, mode silencieux etc. – la méditation présentée par Patanjali dans son traité sur le yoga comporte quatre modes. Je vais essayer de les expliquer le plus simplement possible. Nous les trouvons exposés vers la fin du premier chapitre du Yoga Sūtra, à partir du sūtra 41. Le terme employé est samāpatti, un synonyme du mot samādhi, que nous avons examiné dans le précédent numéro d’Aperçus et il me paraît intéressant de poursuivre ici l’étude de ce qu’est la méditation dans le yoga, que j’ai commencée avec le n°19, à l’automne 2014.
En effet, je considère que l’état méditatif est au cœur de la démarche du yoga. C’est d’une grande fragilité et d’une grande profondeur. Je le compare volontiers à un battement d’aile du papillon, mais qui est capable de faire frémir l’ensemble de l’univers du yogi.
Quelles nuances dans les termes ? Samādhi décrit un état d’unité entre une personne et un objet (que celui-ci soit interne ou externe au méditant).
Samādhi serait de poser ensemble deux choses de manière intime et profonde. Quand je suis allé pour la première fois en Inde en 1983, j’ai visité à Pondichéry la maison de Shri Aurobindo, ce grand philosophe du siècle dernier. Dans la cour intérieure, il y avait le « samādhi » d’Aurobindo et de Mère, sa compagne qui est décédée après lui. Les cendres des deux compagnons de route ont été déposées ensemble dans la terre …
Samāpatti évoque des éléments qui se fondent ensemble. Par exemple, une fusion entre trois entreprises du CAC 40 pourrait être qualifiée de samāpatti. La confluence de plusieurs cours d’eau également. Il me plaît aussi de dire que samāpatti est comparable à tomber amoureux. Le terme « pat », que nous retrouvons aussi dans le nom de l’auteur du texte, signifie tomber, « sam » intime et « ā » profondément – donc, tomber intimement et profondément ensemble.
Bref, il existe des nuances, mais nous pouvons les considérer comme des synonymes. Toutefois, vous avez sans doute remarqué, je parle de samāpatti en tant que « méditation ». J’expliquerai le pourquoi de ce choix un peu plus loin.
Le sūtra I, 41 définit l’état de méditation, et la nécessité d’avoir réduit l’agitation mentale est posée comme un préalable. La méditation est la fusion du sujet, de l’objet et de la relation entre les deux, à la manière d’un diamant, sans défaut, qui reflète fidèlement la couleur de l’objet sur lequel il est posé. Avec le sanskrit : lorsque l’agitation
mentale est réduite (kshinavrtteh), la personne connaît la méditation en tant que fusion (samāpatti) entre le sujet (grahītr), l’objet (grāhyeshu) et la relation entre les deux (grahana), comme (iva) un diamant (maneh), sans défaut (abhijātasya), qui reflète fidèlement (tatstha) la couleur (anjanatā) de l’objet sur lequel il est posé (tad).
Je suis paisiblement installé sur mon tapis de yoga, appréciant un silence intérieur que je perçois – c’est le samāpatti. Les trois aspects se fondent ensemble : le « je », qui est le sujet, autrement dit la conscience d’exister, le silence intérieur qui est l’objet et enfin le mental paisible qui constitue le moyen de la relation entre les deux autres aspects.
Je lis attentivement un livre et je vis intensément, mais sans agitation, les scènes que l’auteur décrit – les trois composants de l’état de méditation sont fusionnés, à savoir, moi, ou le « sujet », l’objet qu’est le livre et le mental, qui me relie à l’histoire que conte l’écrivain. Je pourrais parler d’un match de rugby dans les mêmes termes, mais je me refrène !
Afin de nommer les trois aspects qui se fondent ensemble, Patanjali emploie des termes qui dérivent d’une même racine qui signifie « tenir ». Le mental met en relation et permet de tenir (grahana) l’objet. L’absence d’agitation, de distraction et d’erreur de perception font que le mental ne déforme pas ce que nous vivons et ne « colore » pas l’objet. Il faut également un sujet, ce qui tient (grahîtr), qui rend possible le vécu. Et enfin il faut un objet (les objets potentiels sont illimités), ce qui est tenu (grāhyeshu) ou le vécu lui-même. Les trois en parfaite harmonie, voilà la base. Patanjali pose ainsi le cadre des modes de méditation qu’il s’apprête à décrire.
Il en existe quatre, mais je voudrais d’abord les regrouper deux par deux. En effet, il est indispensable de comprendre la différence entre ces deux groupes pour avoir une bonne vision de l’ensemble. L’un est caractérisé par la présence et le mélange (sankīrna) de tout le fonctionnement normal du mental – mots (shabda), idées et images (artha), souvenirs et connaissances (jnāna), imagination (vikalpa), pensées etc. – et l’autre est caractérisé par l’absence de ces éléments, un genre de « vide » ou de silence mental. Dans les deux cas, on est toujours en relation avec un objet choisi.
Tous les deux ont également la même qualité du lien, empreint d’harmonie. Et l’absence de mots et de pensées ne signifie pas absence d’expérience.
La méditation dans le yoga peut être alors soit avec réflexions, pensées et analyses ou alors sans cela, donc analogue avec ce que l’on nomme souvent l’intuition, où la compréhension apparaît d’une manière spontanée et sans passer par la réflexion.
Pour les distinguer de manière simple, on les appelle souvent la méditation « avec mots » et la méditation « sans mots » (voir figure 1).
Par exemple, je peux aller voir une pièce de théātre (l’objet) et je peux suivre la représentation en y associant des souvenirs d’autres adaptations de la pièce. Je peux analyser la mise en scène. Anticiper comment le deuxième acte sera interprété, et cetera. Il s’agirait de la méditation avec mots, à condition bien entendu que l’état mental corresponde à la définition de la méditation donnée plus haut. Ou alors je peux suivre la pièce sans la présence de pensées ou d’idées et il s’agirait de la méditation sans mots. Je ne suis pas endormi, ni absent, mais le mental, clairement dans un fonctionnement radicalement différent, m’offre une expérience de la pièce dépourvue de commentaires ou d’analyses.
On peut considérer que cet état est plus « élevé » que l’autre mais, en réalité, les deux s’enrichissent mutuellement et apportent à l’expérience une valeur ajoutée. De plus, il est rare que nous restions longtemps dans un seul de ces états. Il y a un genre de va-et-vient sans cesse entre les deux qui confère de la profondeur au vécu.
Ayant regroupé les modes deux par deux en fonction de la présence ou l’absence des mots, je vais les regrouper maintenant en fonction d’un autre critère. Il s’agit de ce que Patanjali appelle la subtilité (sūkshma). En effet, la méditation nous conduit de plus en plus profondément dans la nature et la signification des choses. Depuis des prises de conscience et compréhensions basées sur les éléments tangibles et évidents d’un objet, nous cherchons à aller plus loin, à la recherche des aspects « cachés » qui nous portent vers le sens profond de l’objet, sur le pourquoi et le comment. Prenons l’exemple de l’eau. En balade, le long de la rivière Aude près de sa sortie vers la mer, j’ai soif et je sors une bouteille d’eau de mon sac à dos. Je bois et je contemple l’eau de la rivière, brune, contrairement à la transparence de celle que j’ai bue. Ce sont des constatations des éléments tangibles et évidents concernant l’eau que je regarde et celle que je bois.
Je peux en rester là. Je peux aussi réfléchir sur le pourquoi de ces différences. Je peux m’intéresser à des questions concernant la pollution de l’eau, le cadeau merveilleux qu’elle représente concernant la vie sur terre, la responsabilité que nous avons à la protéger pour les générations futures et cetera.
Je vais appeler ces deux groupes, la méditation sur le tangible et la méditation sur le subtil. Comme les deux regroupements précédents, des va-et-vient sans cesse entre ces deux états de méditation permettent l’élargissement de nos connaissances par rapport aux objets qui nous intéressent (voir figure 2).
Ainsi, je vous présente de manière simple, en figure 3, les quatre modes de méditation.
Reste à expliquer pourquoi je préfère employer le terme méditation pour samāpatti. Dans le sūtra III,3 nous trouvons la définition de samādhi, dans le cadre des huit aspects du yoga, que j’ai exposé plus haut comme synonyme de samāpatti. Voici cette définition (en sanskrit) suivie de celle qui explique le samāpatti sans mots sur le tangible, 1, 43.
III, 3 tadeva a r t h a m ā t r a n i r b h ā s a m svarūpashūnyamiva samādhih
I,43 smrti parishuddhau svarūpashūnyeva arthamātranirbhāsa nirvitarkā
Sans comprendre le sanskrit, vous pouvez constater que Patanjali utilise en partie les mêmes mots qui indiquent que le méditant, complètement absorbé par l’objet choisi, semble sans substance et la splendeur de l’objet brille. De ce fait, puisque le samāpatti avec mots sur le tangible n’a pas les mêmes caractéristiques, cela compliquerait
sérieusement l’explication. Or, je trouve que plus on peut expliquer ces aspects simplement, mieux c’est pour le lecteur ou l’élève. De plus, l’état de méditation semble plus accessible que l’état d’unité et, là aussi à titre personnel, je trouve que plus l’objectif paraît atteignable, plus le pratiquant se trouve encouragé à se mettre à pratiquer.
Enfin, il me paraît important de signaler que Patanjali donne une « méthode » pour que la méditation avec mots se transforme en méditation sans mots. Il s’agit de purifier sans relāche la mémoire (smrti parishuddhau). Loin d’être un « lavage de cerveau », il permet d’éviter que le passé, stocké soigneusement dans la mémoire, ne vienne influencer les perceptions et intuitions dans l’instant présent. Et, dans l’enseignement de Krishnamācharya, c’est la respiration consciente (prānāyāma) qui assure quotidiennement cette purification. Que cela s’applique à des objets tangibles ou subtils, c’est bien le même processus à l’œuvre et nous passons, souvent très rapidement, d’un mode à un autre sans cesse. Cela permet d’ouvrir un dialogue neuf entre le passé et le présent, entre l’analytique et l’intuitif, entre le discours et le silence.
Pouvons-nous y voir un lien avec ce que les neurosciences nous révèlent sur la nature différente du cerveau gauche, analytique, et du cerveau droit, intuitif ? Un lien avec la communication plus profonde entre les deux hémisphères en l’état de sommeil profond que les recherches dans ce domaine ont mis en évidence ? Et les études menées sur des personnes qui sont dans une voie où la méditation fait partie de leur quotidien qui ont établi un parallèle entre cet état et celui du sommeil profond ? Passionnant…
Martyn NEAL, Formateur IFY – 2015