Ce qui pourrait bien influencer notre pratique du yoga
L’article ci-dessous est extrait du Journal de l’IFY, numéro de l’automne 2021.
« Le yoga nous invite à considérer l’individu dans sa globalité, grâce aux āsana-s (postures), prāṇāyāma (respiration), et samyama (méditation). Aussi, l’étude de l’anatomie par celui qui pratique le yoga permet d’approfondir la compréhension de ce cheminement. Existerait-il alors une structure en lien avec le fameux « tout » de l’individu, comme l’envisage l’holisme ? Du grec holos qui signifie « le tout », l’holisme est une approche de la vie ou un ensemble de techniques considérant l’individu dans sa globalité.
Ce travail propose de découvrir une structure du corps longtemps ignorée, voire boudée par les anatomistes. Elle est aujourd’hui bien plus investie et nous offre l’occasion d’envisager l’anatomie sous un tout autre angle, en particulier celui du lien dans tous les sens du terme.
Le yoga, par son origine étymologique (yoga = joug = lien), ne serait-il pas à l’homme ce que les fascias sont à l’anatomie ?
Qu’est-ce qu’un fascia ?
Le fascia est une membrane fibroélastique recouvrant un élément anatomique, tenant en bloc toutes les structures du corps ¹. Appelé connective tissue en anglais, on parle aussi du tissu conjonctif ou d’aponévrose pour désigner un fascia.
Afin d’avoir une idée visuelle du fascia, le Professeur Carla Stecco ², anatomiste italienne, propose l’image du pamplemousse qui possède une organisation de membranes très proche de celle des fascias : la peau, les cloisons entre chaque quartier et
chaque pulpe sont identiques à un fascia musculaire.
En détail, on évoque souvent l’image de la toile d’araignée, de la barbe à papa.
Particularités des fascias
Véritables enveloppes, les fascias représentent 27% de la masse coporelle totale d’un adulte. Ils sont composés de collagène et d’élastine et d’environ 60 à 70% d’eau ³. Ils entourent :
- nos os, muscles, tendons, ligaments, peau (fascia superficiel),
- nos viscères, du périnée au pharynx (fascia axial profond),
- notre cerveau et notre moelle épinière (fascia dure-mérien).
Les fascias sont souples, solides, reliés entre eux de façon continue. Leur organisation multidirectionnelle en trois dimensions leur confère des propriétés très amortissantes. Ils sont sensitivement six fois plus innervés que nos muscles ! Ainsi, on les nomme parfois « internet corporel »4, tant ils transmettent des « données » d’un bout à l’autre du corps, de la superficie à la profondeur, du bas vers le haut, de l’avant à l’arrière, de la droite à la gauche, et vice et versa ! Ils jouent donc un rôle majeur dans notre proprioception, définie comme étant l’ensemble des informations sur notre position et les mouvements de nos
membres entre eux, sans médiation de la vue. Marie-Françoise Garcia, formatrice à l’IFY, évoque une sorte de 6ème sens, mais la classerait volontiers comme sens premier.
Parallèlement, les fascias véhiculent les forces mécaniques et ont pour propriété capitale d’être tous reliés entre eux. Alors, ils constituent « un système qui se stabilise mécaniquement par le jeu des forces de tension et compression qui s’y répartissent et
s’y équilibrent »5. En architecture, on retrouve ce principe dit de tenségrité, abréviation de l’expression « intégrité de tension ».
Cette dernière a provoqué une grande révolution dans notre compréhension de l’anatomie et de la biomécanique. Nous avons récemment compris que nous tenions debout grâce à nos fascias et non grâce à l’empilement de nos os les uns sur les autres¹ ! Les chirurgiens orthopédistes, les anatomistes et les spécialistes des fascias s’entendent pour dire que sans nos fascias, nous nous écroulerions tels des châteaux de sable 6 !
Le principe mécanique de tenségrité dans les fascias est « un système architectural dont la stabilité est obtenue par un équilibre entre les forces opposées de compression et de tension, ce qui permet de conserver forme, solidité, adaptabilité multidirectionnelle et indépendance vis-à-vis de la force de gravitation » (J.-C. Guimberteau) 4. La répartition des contraintes se fait dans la totalité de la trame pour obtenir un équilibre.
Toutes les forces sont soumises à tous les éléments structuraux : la moindre tension est transmise à tous les éléments, même éloignés.
Quand la pression est supprimée, on observe un retour à la forme de départ. Pour J.-C. Guimberteau, les capacités à la distension ou rétraction intrinsèque associées à celles de la scission / soudure dans la fibre de collagène donnent une réponse aux sollicitations mécaniques. Ceci permet un potentiel de mouvement infini !
Mais… la tension fibrillaire finit par perdre « la bataille contre la gravité », d’où le vieillissement / affaissement de la peau, associés à l’arrêt de production d’élastine à la fin de la puberté !
Forts de ces constats, les yogis bénéficient d’un champ nouveau d’explorations, véritable invitation à l’enrichissement de leur pratique favorite …
Intérêts de la pratique du yoga pour les fascias
La pratique posturale du yoga permet aux fascias de conserver leur élasticité, améliore le schéma corporel via la proprioception. De même, la pratique globale du yoga (āsana, prāṇāyāma et méditation) a un rôle positif sur le stress émotionnel ³ via le fascia axial profond. En effet, celui-ci entourant nos viscères du périnée au pharynx, il a souvent l’occasion de nous faire dire « j’ai l’estomac noué » ou encore « j’ai la gorge serrée » ! Enfin, d’un point de vue énergétique, il existe un parallèle anatomique entre les méridiens de Médecine Ayurvédique, de Médecine Traditionnelle Chinoise et les fascias 7 & 8.
En effet, ces derniers étant composés en majorité d’eau, nous comprenons que la qualité de la circulation des fluides de notre organisme soit liée aux fascias.
Ainsi, la bonne santé de nos chères enveloppes peut s’entretenir grâce au yoga !
Les outils du yoga pour axer sa pratique sur la santé de nos fascias
L’image motrice 9 & 10
L’imagerie motrice (IM) est « le fait d’imaginer un mouvement ou un geste technique sans manifestation physique observable ». Elle peut être aussi définie comme étant « la représentation mentale d’un mouvement ou d’une séquence motrice, sans qu’elle soit accompagnée ou suivie par son exécution ». Cet outil permet de travailler l’équilibre entre nos cerveaux gauche (rationnel) et droit (intuitif). Basée sur nos connexions neurologiques, l’IM s’avère intéressante face à la richesse d’innervation des fascias. Elle nécessite l’expérience déjà vécue du mouvement et un sommeil régulier (consolidationde la trace mnésique).
Je propose de travailler à partir d’une posture définie ou d’un enchaînement de postures. Cet atelier se déroule en deux temps :
- Effectuer cinq fois la posture ou l’enchaînement réellement avec les différents bhāvanv-s (intentions de travail) corporels suivants, en ayant conscience des sensations :
• globales du corps,
• du squelette,
• des articulations,
• des muscles,
• des fascias dans leur rôle de messager du mouvement à l’ensemble du corps. - Même « protocole » avec l’IM (sans effectuer réellement la posture ou l’enchaînement).
Réflexion sur la notion de sthira – sukha (fermeté et confort) des āsana-s
Dans le sūtra 46 du IIème chapitre du Yoga Sūtra (YS II.46), Patañjali nous indique que la pratique posturale est l’expérience d’un engagement tout en gardant de l’aisance, associant les notions de fermeté (sthira) et de confort (sukha) 11. Desikachar disait : « le confort dans l’effort, c’est la détente sans la mollesse ». Ces propriétés nous rappellent celles des fascias : la souplesse et la solidité.
Parallèlement, on retrouve la tenségrité évoquée plus haut : la fermeté évoque la compression et la tension, de même que le confort nous rappelle « l’adaptabilité multidirectionnelle et l’indépendance vis-à-vis de la force de gravitation » (J.-C. Guimberteau).
Ces deux notions de fermeté et confort peuvent apparaître opposées dans notre culture occidentale. Aussi sont-elles intéressantes à explorer dans nos pratiques posturales tant dynamiques que statiques, mais également dans les prāṇāyāma-s et en méditation : « s’installer avec stabilité », « observer attentivement la place que nous donnons », « laisser faire avec vigilance » sont des expressions de bhāvanā (intention de travail) qui me viennent à l’esprit afin de guider le « tenir fermement et confortablement ».
Cela m’invite à penser que sans entretien de nos fascias, la notion de sthira – sukha me paraît impossible : en l’absence de santé en nos fascias, le confort et la fermeté de notre corps deviennent inaccessibles.
Réflexion sur la notion de dīrgha – sūkṣma (longueur et délicatesse) des prāṇāyāma-s (YS II.50) 11
Durant l’accomplissement d’un mouvement respiratoire, il n’est pas rare de ressentir une amplitude qui pourrait être améliorée, une envie d’aller plus loin dans notre ventilation.
Cette dernière nous amènerait alors à plus de conscience dans nos āsana-s et rendrait plus fluide notre chemin vers la méditation. Quel pourrait être l’outil pour y parvenir ?
Je propose d’identifier le mouvement respiratoire global comme étant la part « longue » (dīrgha). Simultanément, je suggère de repérer grâce à notre proprioception fine, la part « délicate » (sūkṣma) de ce même mouvement.
Il arrive que celle-ci soit guidée par le bhāvanā corporel donné par l’enseignant. C’est celle qui nous fait « louvoyer » (Larousse : « prendre des biais pour atteindre son but »), donner de la 3D (trois dimensions, trois axes caractérisant le volume) à notre geste, celle qui nous permet de ne pas « être frontal » dans notre action.
Ainsi, cette notion de sūkṣma peut s’apparenter à un micro-mouvement : celui qui nous permet de donner de l’espace là où nous n’en donnons pas habituellement. Le louvoiement peut être perçu plus facilement lors d’une posture statique, notamment en marquant une suspension respiratoire poumons pleins ou vides (SP ou SV).
Là, on ne guide pas de mouvement mais on maintient une posture. Alors, si notre attention est centrée sur nos sensations, on perçoit une sorte de flottement, une respiration tissulaire fine : c’est le louvoiement.
Anatomiquement, on peut visualiser ce que la riche organisation des fascias peut offrir en matière de 3D, d’hydratation et d’espace pour que le mouvement s’enrichisse en amplitude et en qualité… et en micromouvements infinis !
Il m’est souvent plus facile de pratiquer un prāṇāyāma après avoir travaillé les āsana-s avec pour bhāvanā principal « les fascias forment une grande unité corporelle » : mes mouvements deviennent plus lents, plus précis, allongeant mes cycles respiratoires.
Je ressens à la fois quelque chose de l’ordre de la puissance de diffusion des fascias d’une part, et d’autre part une finesse d’exécution du mouvement qui me paraît plus juste, plus adaptée à ce que je recherche.
Dans le Yoga Sūtra, Patañjali décrit que les postures ayant été pratiquées, nous allons interrompre le flot irrégulier des inspirations et expirations (YS II.49). Le corps est alors disponible pour passer de śvāsa (inspirer grossièrement) /
praśvāsa (expirer grossièrement) à prāṇāyāma, rendant la respiration d’inconsciente à consciente.
Réflexion sur le volume d’un mouvement pour favoriser la perception de nos fascias
S’intéresser au fascia, c’est s’ouvrir à une notion de volume ainsi qu’à une vision globale, ce fameux « tout » qui nous constitue.
Quand nous effectuons un mouvement, deux possibilités s’offrent à nous :
• Guider le mouvement sous forme « d’aller-retour » : cela signifie que l’on emprunte le même chemin durant les deux trajets, le mouvement de retour étant « l’envers » du mouvement aller.
• Guider le mouvement sous forme de « boucle » : le chemin de retour est alors différent de l’aller.
Dans cette deuxième proposition, le geste semble permettre de développer plus facilement une perception du volume. Ainsi, le « mouvement boucle » pourrait petre un outil pédagogique intéressant pour travailler autour de la sensation des fascias.
Un exemple vient aisément illustrer cette proposition dans l’enchaînement samasthiti – tādāsana : la posture initiale nous propose de monter les bras par l’avant sur l’inspir puis de les descendre également par l’avant sur l’expir. Si on propose une variation avec un mouvement en boucle en montant les bras par l’avant (inspir) et en les descendant par les côtés (expir), la notion de 3D s’invite ! Expérimenter ces deux mouvements différents nous invite à explorer le volume dans le geste, mais également dans la ventilation qui se trouve elle aussi modifiée, puisque nous ouvrons alors la cage thoracique différemment. La posture et la respiration vont ainsi s’associer pour augmenter nos sensations et enrichir notre motricité. Par cette variation, nos
fascias aussi vivront un mouvement étoffé, leur apportant un meilleur entretien 7.
Ainsi, d’un point de vue pédagogique et sensoriel, dans l’apprentissage d’une posture, il peut y avoir un intérêt à démarrer par un « aller-retour » puis à développer des variations, comme le yoga de Desikachar nous y invite. Cela est pratiqué en musique sur un thème initial, pour explorer des rythmes différents, des modulations… On vient alors enrichir nos fascias comme on enrichit nos oreilles, on vient alors enrichir notre yoga, comme on enrichit notre virtuosité musicale !
Conclusion
C’est en recherchant ce qui pouvait faire le lien entre les attentes holistiques actuelles et la pratique du yoga que les fascias m’ont offert un champ d’exploration « extra-ordinaire » ! En effet, s’intéresser aux tissus conjonctifs, c’est sortir d’un raisonnement axé sur l’anatomie classiquement étudiée jusqu’à présent, c’est s’offrir une vision globale, permettant de mieux identifier les mouvements en glissements, en volumes, en circulation, rendant une fluidité à notre respiration, nos gestes et postures…
Ainsi, les fascias nous aident à réaliser combien la nature nous a construits pour nous adapter à la gravité et aux forces antigravitaires. Grâce aux muscles lisses, mais aussi aux tissus conjonctifs entourant nos artères, la tension artérielle permet que la vascularisation se fasse dans tout notre organisme malgré la pesanteur : cet exemple illustre à quel point nous sommes « bien équipés ».
En conséquence, il est fascinant de voir combien les fascias sont capables de « faire avec ». C’est un atout mais aussi un risque, si cela va trop loin : en effet, un enchaînement de compensations peut entraîner un fort déséquilibre, pouvant générer une décompensation (maladie chronique, lumbago, maux digestifs, maux de tête…).
Enfin, nos fascias apparaissent comme un support riche dans les recherches de mouvements et de postures justes, au sens physique, bien sûr, mais aussi au sens imagé. Ils offrent un équilibre corporel permettant d’accéder à la liberté de mouvement… et d’action !
Alors, offrons une aide précieuse à nos fascias en pratiquant le yoga !
Notes bibliographiques & filmographiques :
¹ Esch Kirsten, Les alliés cachés de notre organisme – Les fascias (53’ – 2017) , producteur : Arte GEIE.
https://www.google.fr/search?q=Les+alli%C3%A9s+cach%C3%A9s+de+notre+organisme&ie=&oe=
² Stecco Carla, Functionnal Atlas of the Human Fascial System, Ed. Churchill Livingstone Elsevier, 2015.
³ Rosier Philippe, Thèse de doctorat , La Fasciathérapie méthode Danis Bois et la récupération physique, mentale et somatopsychique du spo tif de haut niveau, Porto, 2013. www. c e r a p . o r g / s i t e s / d e f a u l t / f i l e s / publicdownloads/doctorats/these_philippe_ rosier_partie_1.pdf
4 Hwang Célina, Lumière sur les Fascias, Esprit Yoga n°46, novembre – décembre 2018, pages 60 à 66.
5 Guimberteau Jean-Claude, Les Fascias – Promenade sous la peau (20’ – 2005), Production, édition : SFRS (Service du film
Scientifique), Distribution : Endovivo. h t t p s : / / w w w . y o u t u b e . c o m/watch?v=xIENG5jQHOo
6 Salmochi Jean-François, Une nouvelle approche des manipulations vertébrales par la tenségrité, 10ème Congrès SIRER – AKRAMSR, novembre 2005. http: //www.demauroy.net / f iles_pdf/rer41/rer41-41.pdf
7 Myers Thomas W, Anatomy Trains – Les méridiens myofasciaux en thérapie manuelle, Éditions Elsevier Masson, 2018.
8 Sixou Jean, Le système énergétique indien dans ses rapports avec l’acupuncture chinoise, Mémoire de Capacité d’Acupuncture (directeur de Mémoire : Dr JM ESSALET), Université Paris XIII, novembre 2010. https://www.academia.edu/6376285/Le_système_énergétique_indien_dans_ses_rapports_avec_lacupuncture_chinoise
9 Baert Sylvain, Augmenter ses performances grâce à l’imagerie motrice, CROPS (Centre de Recherche en Optimisation de la Performance et en Psychologie du Sportif), 2014. http://www.preparationmentale.fr/augmenterses-performances-grace-a-limagerie-motrice/
10 Guillot Aymeric, Collet Christian, Imagerie motrice : principes, concepts et méthodes, Movement & Sport Sciences – Sciences & Motricité, 2013. https://www.mov-sport-sciences.org/articles/sm/pdf/2013/04/sm130067.pdf
11 Patañjali, Yoga Sūtra, Traduction et commentaires de Frans Moors, Les Cahiers de Présence d’Esprit, 2012.
Violaine FRUCHARD-RIVOIRON, professeur IFY – 2019