Les centres énergétiques du corps, dans le IIIème chapitre du Yoga Sūtra.

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Pas à pas » éditée par l’association régionale IFY Poitou-Charentes et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

Les centres énergétiques constituent dans la pratique des zones de prise de conscience de l’interaction entre le physique et le mental. Dans cet article, Marina Margherita examine leurs aspects physique, psychologique et symbolique.

« Quand j’ai commencé mon travail avec T.K.V. Desikachar, il utilisait le terme « énergie » avec circonspection. Dans son enseignement, il m’encourageait constamment à m’en tenir aux faits et à observer mon ressenti. Pendant quelques temps, je mis de côté tout ce qui relevait du « subtil », entre autres le IIIe chapitre du Yoga Sūtra et les pratiques nourries par les inductions sur les cakra et la kuṇḍalinī. Pourtant, dans la pratique quotidienne, je prenais conscience de zones comme le plexus solaire, le nombril, le centre de la poitrine, le fond de la gorge qui se nouaient ou se détendaient sous l’influence d’événements de ma vie personnelle.
S’affinant et s’approfondissant par la pratique, mon écoute donnait une réalité à ce que j’avais entrevu par l’imagination à mes débuts : la possibilité de ressentir et d’influencer la circulation de « quelque chose » à l’intérieur de moi par l’utilisation consciente des postures et du souffle. Ce « quelque chose » est nommé : prāṇa.

Antérieur à l’acte de respirer.

Étymologiquement le mot dérive d’une racine verbale AN, qui signifie respirer, précédée de PRA-, qui dénote le début, un mouvement intense en avant. Prāṇa désigne donc ce qui est antérieur à l’acte de respirer, le principe vital, le souffle vital et l’énergie de vie sans laquelle aucun phénomène ou fonction physiologique n’est possible. Même si la manifestation de prāṇa dans le corps est la respiration, ses fonctions ne se limitent pas à celle-ci. Pour Krishnamacharya : « prāṇa est ce sans quoi aucune nourriture ne peut pénétrer dans le corps, aucun air ne peut être inspiré et aucun mouvement n’est possible. » Pour la Chāndogya Upaniṣad ¹, le souffle est l’expression du Soi dans le corps : « Celui qui réside dans prāṇa, qui est à l’intérieur de práóa, que prāṇa ne connaît pas, qui s’incarne dans prāṇa, qui maîtrise prāṇa de l’intérieur, celui-là c’est le soi, le maître intérieur, l’Immortel. » Pareillement le mot latin anima, où l’on retrouve la même racine AN, désigne à la fois le souffle vital et l’âme. Ces deux traditions mettent prāṇa en relation avec le cœur de l’être qui se manifeste dans le souffle.

En phase avec son être intérieur.

Dans la tradition du yoga, la première condition pour qu’un individu soit en bonne santé c’est qu’il soit en phase avec son être intérieur. Seulement dans ce cas il sera habité par práóa. La deuxième, c’est que prāṇa ait suffisamment d’espace dans le corps pour bien circuler. Si ces deux conditions sont remplies, les fonctions physiologiques seront « vitales », animéesde l’intérieur par le souffle de vie.
Quand les toxines accumulées au niveau mental (pensées négatives, préoccupations, activité débordante de l’esprit, etc.) ou physique (excès de nourriture ou nourriture non adaptée à nos besoins, etc.) envahissent l’espace réservé à prāṇa la santé se dégrade et la maladie survient.

Répartition harmonieuse de l’énergie.

Le premier but de la pratique c’est de ramener prāṇa à l’intérieur de l’enveloppe corporelle en éliminant régulièrement les toxines qui s’y accumulent. Le deuxième c’est de favoriser la circulation et la répartition harmonieuse de l’énergie entre les principales fonctions vitales du corps. Patañjali les regroupe autour de trois centres énergétiques qu’il situe à des endroits précis du tronc, en relation avec la colonne vertébrale :


• 1. nabhi cakra, le centre du nombril, en relation avec la colonne lombaireet la fonction digestive,


• 2. kūrma nāḍi la cage thoracique qui protège hṛdaya, le cœur, en relation avec la colonne dorsale et la fonction cardio-respiratoire,


• 3. kanṭha kūpe, la cavité de la gorge en relation avec la colonne cervicale, l’absorption de la nourriture et la communication.


Ces centres énergétiques étant touchés par les affects, ils constituent dans la pratique des zones de prise de conscience de l’interaction entre le physique et le mental. Chaque centre va être examiné ci-dessous dans ses différents aspects : physique, psychologique et symbolique ; de plus, pour chacun nous ferons référence à des textes traditionnels.

Ce mot sanskrit signifie la roue du nombril, de nabhi – nombril, cordon ombilical -, et cakra : roue, cercle, moyeu.
La Yoga Yájñavalkya ² le mentionne au chapitre IV :
IV. 11 : « C’est par la méditation propre au yoga que l’on conquiert le feu intérieur, qui habite le corps subtil et qui demeure, étincelant, au centre du corps. »
IV. 18 : « On affirme que le nombril est juste au milieu du ventre. Là se trouve l’origine des roues. »
IV. 19 : « À partir de là se meut l’âme individuelle, mobilisée en effet par le bien et par le malSous ce cercle, qui est la substructure de l’âme individuelle, coule l’énergie. »
Le Yoga Sūtra de Patañjali 3 en dit à l’aphorisme 29 du troisième chapitre : « Par le saṃyama (l’enquête méditative)sur la roue du nombril, la connaissance de la disposition du corps. »

Aspects physiques et psychologiques : Nabhi cakra est le lieu du cordon ombilical, le centre nourricier qui relie l’enfant à la mère et le foyer primaire qui distribue la chaleur dans le corps. C’est le centre de gravité : se situer dans la zone du nombril permet de trouver une stabilité corporelle en prenant appui dans la partie lourde de la structure osseuse.
Selon Yājñavalkya, les autres roues prennent leur origine de celle-ci. Placée au milieu du bassin, elle constitue à la fois la base sur laquelle les autres centres énergétiques s’alignent verticalement et le moyeu autour duquel les différentes parties du corps s’organisent, comme les rayons d’une roue.
C’est le lieu de la digestion et de l’assimilation des aliments, et pour Yājñavalkya le siège du feu qui brûle les toxines et répartit le reste dans les différentes parties du corps.

Symbolique :
Symboliquement c’est le lieu du feu intérieur, qui permet à chaque individu d’agir dans le monde à partir de sa personnalité unique et, s’il est stable intérieurement, de s’affirmer dans le respect de l’autre, sans prévarication.
Source de lumière, l’élément feu est en relation avec la vue et la capacité de discriminer (viveka). Nabhi cakra étant le siège symbolique des pulsions viscérales, comme la peur, le désir ou le rejet (kleśa 4), le saṃyama sur ce centre permettra de distinguer entre leur potentialité destructive et l’énergie protectrice et constructive de l’instinct, entre ce qui de l’héritage maternel nourrit notre évolution et doit être gardé et ce qui l’entrave et doit être abandonné.

Pratique :
Dans la pratique, on commencera par vérifier si cette zone est capable de se détendre et de se contracter librement avec le mouvement du diaphragme. Par la suite on utilisera la respiration pour apaiser ou stimuler la flamme selon les besoins. Le feu sera régulé et les fonctions du centre du nombril seront stabilisées par la contraction souple et ferme des transverses à l’expiration, maintenue pendant la rétention poumons vides, uḍìyana bandha 5, les postures de torsion, de flexion des
jambes sur le tronc, justement dosées en alternance avec les postures qui ouvrent l’espace diaphragmatique.

kūrma nāḍi signifie en sanskrit le canal de la tortue, de kūrma – la tortue – et nāḍi, la rivière, le canal subtil.
Yoga Sūtra III. 31 : « Par le saṃyama (l’enquête méditative) sur le canal de la tortue (on obtient) la stabilité. »
Vyasa 6 commente : « Au-dessous du puits (de la gorge), dans la poitrine, il y a un tube en forme de tortue. Le saíyama pratiqué sur ce tube fait gagner une stabilité comparable à celle du serpent ou du varan. »
hṛdaya désigne le cœur, la poitrine, la partie essentielle et secrète de quelque chose.
Yoga Sūtra III. 34 : « Par le saíyama sur le cœur, (on obtient) la connaissance complète du psychisme. »

Aspects physiques et psychologiques :
Le lieu physique de kūrma nāḍi est la cage thoracique composée du sternum et des côtes qui s’attachent postérieurement sur les vertèbres dorsales. Par sa forme elle rappelle la carapace d’une tortue. Son socle est le diaphragme et son sommet la cavité de la gorge (kanṭha kūpe). Elle protège les poumons et le cœur.
Le travail postural et respiratoire sur la cage thoracique va toucher la zone dorsale, la moins mobile de la colonne qui a tendance à se courber avec l’âge. Siège de la fonction cardiaque et respiratoire, cette zone est touchée par nos états d’âme. La
respiration et le rythme cardiaque seront saccadés, rapides, suspendus, le centre de la poitrine oppressé quand nous sommes perturbés, ou à l’inverse la respiration sera aisée et tranquille, les battements du cœur réguliers, l’espace du centre de la poitrine ouvert quand nous sommes calmes.
kūrma nāḍi, contenant le cœur hṛdaya -, est le siège des sentiments : la joie, l’enthousiasme favorisent l’expansion de la cage, quand la tristesse et l’ennui entraînent son rétrécissement.

Symbolique :
Symboliquement, la tortue représente la lenteur, la stabilité, le sang-froid et la longévité. Certains textes en font le symbole du retrait sensoriel :
Bhagavad Gìtā II. 58 7 : « Lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses membres, on retire ses sens des objets sensibles, on est parfaitement établi dans la sagesse. » hṛdaya est le cœur, à la fois l’organe physique et le cœur de l’être. Pour les Upaniṣad c’est le siège du puruṣa, le Soi Immortel.
Kāṭha Upaniṣad 8.
II. 1 – 13 : « La personne de la taille d’un pouce réside dans le centre du corps, comme une flamme sans fumée. Il est le seigneur du passé et du futur. Il est le même aujourd’hui et demain. »
II. 3 – 17 : « La personne de la taille d’un pouce, le Soi intérieur, réside toujours dans le cœur de l’homme… Celui-là on devrait
le connaître comme le pur et l’immortel.
» Pour ces textes, dans hṛdaya, protégé par le dôme de kūrma nāḍi, se rencontrent puruṣa, appelé aussi cit, l’immortel, non
changeant, principe de conscience et citta, le psychisme changeant. Quand nous sommes aveuglement emportés par nos perturbations nous oublions que nous avons la possibilité de les voir ; le souffle/prāṇā, manifestation du puruṣa,
en stabilisant kūrma nāḍi et en créant l’espace nécessaire au recul, permet de regarder nos états d’âme comme des moments passagers de notre vie psychique.
L’enquête méditative sur le centre du cœur nous permet de connaître et de vivre pleinement nos émotions, nos sentiments
et de nous stabiliser intérieurement pour affronter les difficultés de la vie avec confiance, courage et détermination.
Capables de regarder en nous-mêmes, nous pourrons entrer en empathie avec l’autre sans identifications et sans projections.

Pratique :
Dans la pratique, il s’agira de donner de la mobilité à la cage thoracique, en libérant progressivement le mouvement du diaphragme par des mouvements amples des bras et des postures d’inclinaison latérale qui assouplissent les muscles qui
relient les côtes aux vertèbres.
On pourra par la suite renforcer et stabiliser cette zone par des postures d’extension, des prāṇāyāma avec l’accent sur
l’inspiration et la rétention poumons pleins. L’image de la tortue nous rappelle qu’il faudra procéder lentement avec les
cages/carapaces figées par l’angoisse et la peur des émotions, en utilisant parfois des détours et des astuces pour renouer
le contact entre la personne et son souffle, entre l’être et ses sentiments.

kanṭha kūpe désigne en sanscrit la cavité de la gorge de Kanṭha – la gorge -, et kūpe : cavité, creux, coupe.
YS III. 30 : « Par le saṃyama sur la cavité de la gorge, (on obtient) la cessation de la faim et de la soif. »
Vyasa commente : « Au-dessous de la langue il y a un fil, au-dessous de lui, la gorge, au dessous d’elle, un puits. En pratiquant le saṃyama sur ce (puits), la faim et la soif ne tourmentent plus le yogi. »

Aspects physiques et psychologiques :
Le lieu physique de kanṭha kūpe englobe la gorge, avec les cordes vocales et le larynx, le cou, la nuque avec l’atlas, l’axis et
la ceinture scapulaire. C’est le lieu d’entrée de la nourriture et de sortie de la parole, le centre des fonctions d’absorption et de
communication et le siège de la thyroïde.
Cette glande qui, du grec thyroeidês a la forme d’une porte, se trouve à la base de la langue, régule le métabolisme et la
croissance.
Le nom vishuddhi utilisé pour ce centre énergétique dans la tradition de la Haṭha Yoga Pradīpikā 9, nous rappelle qu’il doit
être « parfaitement purifié ».

Symbolique :
Symboliquement, étant situé dans le tronc au point où il se relie à la tête, il est à la charnière entre l’humain (le cœur) et le
divin (le crâne, qui est proche du ciel). Lieu de passage d’amṛta, le liquide qui rend l’homme immortel, donc semblable aux
dieux, il doit être constamment purifi é à la fois pour prolonger notre vie et pour nous élever spirituellement.
L’enquête méditative sur kanṭha kūpe prendra appui sur l’observation du ressenti de cette zone pour établir des liens entre
les fonctions qui s’y déroulent et notre état physio-psychologique. Elle permettra de discriminer progressivement entre
ce qui doit être absorbé ou rejeté, ce qui nourrit le corps ou l’empoisonne, entre la faim physiologique et la faim mentale, entre la parole juste qui touche et la parole intempestive qui blesse.
Dans le langage biblique, « l’homme à la nuque raide est celui qui ne se laisse pas traverser par le divin »10. Se libérer des
tourments de la faim et de la soif représente symboliquement le travail que nous avons à faire pour nous connecter au spirituel et le laisser descendre dans le corps.

Pratique :
Dans la pratique il s’agira de détendre cette zone en créant de l’espace entre l’occiput, l’atlas et l’axis. On utilisera l’expiration pour élever le sommet du crâne vers le ciel tout en relâchant la mâchoire et les épaules et en posant les pieds. L’inspiration affirmera doucement le jālandhara bandha 11 avec une flexion de la nuque préalablement détendue et étirée.
Le chant étant reconnu dans toutes les traditions spirituelles comme un moyen d’élévation, on utilisera l’émission de voyelles, de syllabes ou de mantra appropriés pour détendre et libérer la gorge et la nuque. La respiration en ujjayi 12, en śìtalī13, les krama 14 sur l’inspiration, les postures d’étirement et d’extension de la nuque permettront de renforcer cette zone et de la mettre en relation avec hṝdaya et nabhi cakra pour favoriser la circulation de l’énergie entre ces différents centres.
Murdha Jotis 15, le point énergétique du sommet du crâne mentionné à l’aphorisme III. 32 du Yoga Sūtra, dont il n’est pas
question dans cet article, sera présent dans tout le travail ici exposé, dans la mesure où l’on portera l’attention sur ce
point au début de chaque inspiration et en fin de chaque expiration.

Ce mouvement respiratoire de descente et de remontée de prāṇā le long de l’axe vertébral qui relie le ciel et la terre rappelle
qu’un alignement vivant des centres énergétiques préalablement libérés symbolise la capacité de l’être de s’élever spirituellement en vivant pleinement ses désirs, ses émotions et ses sentiments d’humain.

1 Ancienne Upaniṣad écrite autour du VIe siècle avant notre ère.
2 Le yoga selon Yájñavalkya : texte probablement du VIIIe siècle de notre ère.
3 Texte du IIe siècle de notre ère.
4 kleśa veut dire source de confusion et souffrance.
5 Aspiration du diaphragme vers la gorge sur la rétention poumons vides.
6 Yoga-Bhāṣya de Vyāsa commentaire du Yoga Sūtra, traduction de Michel Angot, éditions ‘Les Belles Lettres’.
7 Texte épique écrit entre le IIe et le siècle avant notre ère.
8 Écrite entre le IIe et le Ie siècle avant notre ère. 9 Texte tantrique du XVe siècle.
10 Annick de Souzenelle : Le symbolisme du corps humain. Ed : Albin Michel.
11 Geste de flexion de la nuque qui amène le menton vers la fourchette sternale.
12 Respiration avec freinage dans le fond de la gorge.
13 Respiration avec inspiration par le canal de la langue roulée.
14 Paliers respiratoires.
15 Du sanskrit murdha, du crâne et jotys, la lumière.

Marina MARGHERITA, Formatrice IFY – 2017


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