L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon-Centre-Est et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
LES RACINES DE L’ĀYURVEDA
Depuis les temps les plus anciens, en de moult civilisations, à chaque fois que l’être humain était accablé de divers maux, à chaque instant où il prenait conscience de sa vulnérabilité, il tentait auprès de prêtres, de magiciens, de sorciers ou de praticiens empiristes d’atténuer ses souffrances. Face à la maladie, il a toujours recherché à recouvrer sa santé, soit par un traitement et des remèdes, soit par l’accomplissement d’un sacrifice à l’une ou l’autre divinité.
Comme l’exige la tradition indienne dans la plupart des cas, toute science se doit de se relier incontestablement à une révélation, lui conférant ainsi un caractère sacré. N’échappant pas à la convention, la thérapeutique âyurvédique est considérée comme un veda ou veda auxiliaire (une science d’inspiration divine) appartenant au quatrième veda, l’atharva-veda. Léguées durant la période du premier millénaire avant notre ère, les pratiques thérapeutiques et les pharmacopées de l’époque, surtout empiriques, et se transmettant par lignées familiales, se sont enrichies au fil du temps, grâce à d’illustres médecins. Ainsi, réussissant à nous offrir un ensemble de traités élaborés et complets, l’Āyurveda est parvenu jusqu’à nos jours.
Les historiens admettent en général cinq périodes distinctes lors desquelles évolue la pratique de la médecine :
Chaque époque, s’appuyant sur les acquis du passé, s’est enrichie de nouveaux apports. Et de nos jours les recherches se poursuivent.
Recommandant le respect de la loi cosmique et naturelle (dharma), celle du bon ordre universel, deux écoles principales et parallèles professent les connaissances de l’Āyurveda. Celle de divodāsa-dhanvantari, première figure mythique et divinisée à travers un grand texte : la sushruta-samhitā et celle de bharadvāja, à travers le plus connu des traités : la caraka-samhitā. L’abondance du matériel rassemblé par les lignées de disciples depuis, lui confère une place de choix au sein du patrimoine culturel et des médecines de l’humanité.
Dès son origine et jusqu’à nos jours, la médecine se scinda en deux branches de transmission, mais reliées à une seule source.
La prophylaxie médicale āyurvédique comme la thérapeutique se doublent d’une quête spirituelle et éthique calquée sur celle des philosophies de l’Inde développées entre le VIIIème et le IVème siècle avant notre ère. La visée des āyurvédistes étant de parvenir à la réalisation de la santé d’une part, du plein épanouissement du potentiel de chacun dans sa vie d’autre part, les traitements ne se contentent pas seulement de rétablir de façon fonctionnelle la santé, mais recherchent également la manière de déployer une quête, un questionnement qui soit utile à l’individu au quotidien, pour accéder à davantage de clairvoyance et de sagesse.
Les racines de l’Āyurveda plongent de la sorte dans les mêmes sources de quête spirituelle et de disciplines morales de l’Inde ancienne que les diverses voies de Yoga. Singulièrement elles puisent dans les points de vue philosophiques (darshana, en particulier dans les nyāya et vaisheshika et surtout dans le sāmkhya).
Les trois principaux traités d’Âyurveda qui sont la caraka-samhitā de Caraka, la sushruta-samhitā par Sushruta et l’ashtānga-hridaya de Ā, nous démontrent en écho que l’étonnante somme d’observation qu’ils contiennent est issue directement de la même vision. La triade de l’enseignement âyurvédique, condensé prodigieux de savoirs, forme la base toujours actuelle de la transmission de cette science.
Davantage qu’une médecine basée seulement sur la notion des équilibres et des déséquilibres humoraux, il s’agit notamment d’un art de vivre au quotidien, d’un entendement pour une relation juste à la vie. Ainsi, l’Āyurveda insiste particulièrement sur l’adéquation et l’intégration de l’être humain à son environnement. Par conséquent, selon sa conception médicale, il est primordial de développer notre compréhension approfondie des liens existants entre les éléments, en particulier les correspondances des cinq grands éléments (panca mahā bhūta) : terre, eau, feu, air et éther avec notre propre constitution (prakriti).
Système médical complet, l’Āyurveda se relie profondément à la conception philosophique indienne de la création selon laquelle la source de toute existence est pure conscience (cit). Celle-ci se manifeste dans la matière sous la forme d’une énergie (shakti) duelle (mâle et femelle). La matière obéit à des lois qui lui sont propres et l’Āyurveda cherche à équilibrer l’individu en l’accordant à celles-ci.
L’Āyurveda considère la vie comme un tout. Son propos, en tant que système de santé intégral, englobe aussi bien les aspects physiologiques, psychologiques et environnementaux que les aspects spirituels, ceux-ci étant interalliés et interdépendants. Sa pleine vision analyse les origines de la maladie sous différents angles et notamment du point de vue des comportements alimentaires et psychologiques comme des facteurs climatiques. Là réside une conception vaste et globale des causes bio-cosmiques des affections qui sous-tend un point de vue selon lequel toute dysharmonie trouve sa source au sein de plusieurs facteurs.
L’Āyurveda, usuellement traduite par science de la longévité, reçoit souvent comme appellation l’expression “les huit articles”, faisant référence aux huit sections (ashtānga) ou spécialités qui la composent, à savoir :
Les grands concepts fondateurs que sont les dhatu (les sept constituants de l’être humain), les dosha (les agents perturbés de vitalité ou trois humeurs), ama (la toxémie), les mala (les trois produits de l’élimination) et ojas (le potentiel de vie et de santé propre à l’individu), s’étayent mutuellement et forment le point d’appui du médecin āyurvédique dans l’application de son art.
Ainsi, selon la tradition indienne souvent friande d’idéal, encline à la propagation de l’éthique, chaque praticien essaye de se rendre digne de l’enseignement reçu. Tout en étant devenu apte à soigner son patient, il recherche également à lui inculquer conscience et responsabilité à propos de sa santé.
LA CLE DE LA SANTE
Nous avons vu plus haut que l’Āyurveda considère la relation à l’environnement, tant physique que psychologique, comme la clé de la santé. Alors que la plupart d’entre nous semble connaître cette donnée évidente, comment se fait-il que nous tombions néanmoins malade ?
La réponse de l’Āyurveda est la suivante : la vie est essentiellement relations et échanges avec notre environnement et ceux-ci s’effectuent par l’intermédiaire du corps (kāya), des sens (indriya), du mental (manas) et de l’Être (ātman). Ils peuvent être excessifs (ati) ou insuffisants (hina), ou encore ne pas correspondre (mithya) à notre nature intrinsèque (svabhāva) dont le tempérament (prakrti) est une des composantes essentielles. Quand la relation est juste (samyak) l’équilibre est maintenu, mais quand celle-ci est faussée (mithya), apparaît la maladie.
Au vu de ce qui précède on comprend aisément que la ré-harmonisation doit être quotidienne, passant par une vigilance de tous les instants.
Dans ce processus, d’aucun peuvent être arrêtés par quelques difficultés d’ordre intérieur. Il est aussi fréquent que certains se focalisent sur des symptômes avérés. Perdant la vision globale, l’apport de l’āyurvediste prend alors tout son sens pour la retrouver afin d’éviter l’aggravation de la maladie.
Dans tous les cas de figure les médecins âyurvédiques traditionnels s’adressent à la fois à l’être terrestre et à celui spirituel, enjoignant au patient d’essayer de les harmoniser.
L’ADAPTATION : PILIER INCONTOURNABLE
La ré-harmonisation passe par l’adaptation. L’adaptation permet de prendre soin de soi. Art difficile parce qu’exigeant une attention quotidienne sans relâche. Dans cette démarche, on sait que les conseils avisés d’un thérapeute compétent se révèlent nécessaires afin de trouver la solution adaptée à chaque situation. Pour l’Āyurveda, il apparaît clairement que le traitement judicieux sera celui qui tient compte de la personne et de son tempérament en premier lieu. La constitution, parmi d’autres facteurs, y joue un rôle majeur car, qu’elle soit de nature aérienne et légère comme l’éther et le vent (vata), ardente comme le feu (pitta) ou fluide et massive comme l’eau et la terre (kapha), elle conditionne les choix de l’individu. Il sera bien sur question des symptômes aussi, mais pas séparément du tempérament.
Cependant, selon les compétences du médecin āyurvédique (vaidya), l’orientation du traitement pouvant entraîner des effets bénéfiques ou non, l’essentiel consiste en premier lieu à ne pas aggraver la situation du patient, comme l’indique le fameux Caraka dans son traité¹ :
“Ô, Agnivesha ! Certes, de deux sortes sont les médecins. Certains sont compagnons de la vie et détruisent les maux, les autres sont compagnons des maux et détruisent la vie !”
COMMENT EVITER LA MALADIE
Pour l’Āyurveda, vivre sans l’observation pointue des phénomènes, dans une sorte d’irréalité, est la source des maux dont souffre l’être humain.
Dans notre aproximation de ce qu’est l’état de santé véritable, nous persistons à croire que l’absence de maladies invalidantes à divers degrés en constitue la définition. Dès lors, tant que nous nous estimons en bonne santé, nous ne nous posons pas souvent la question de savoir pourquoi et comment, à un moment ou à un autre, survient un déséquilibre dans notre corps ou notre psychisme.
L’Āyurveda – littéralement: la connaissance de ce qui soutient l’existence – est non seulement à notre disposition pour nous éclairer lorsque nous avons perdu l’équilibre ou l’homéostasie des fonctions de l’organisme ou de ses substrats, les dhatu, mais encore lorsque nous souhaitons anticiper la perte de tout déséquilibre et donc éviter la maladie qui pourrait survenir.
L’Āyurveda souligne l’importance des trois désirs fondamentaux de l’être humain² que sont “le désir de vivre”(prānaishanā), “le désir de prospérité” (dhanaishanā) et “le désir du paradis dans l’au-delà” (paralokaishanā) et leur satisfaction pour se maintenir en santé. Mais pour l’Āyurveda, l’équilibre réside également dans l’usage modéré et adéquat de ce qu’offre l’existence. Car il importe de rechercher la satisfaction des besoins fondamentaux (les vega)3, sans toutefois perdre de vue le sens profond de la vie.
En effet, la vie est parfois vécue comme une suite de consommations effrénées (il y a abus matériellement, mentalement et affectivement), ou ressentie comme une foule de dangers, de traques quotidiennes, de restrictions excessives (il y a peur et manque).
L’un des traités de l’Āyurveda, l’Ashtanga hrdaya répond clairement à la question : comment entrer et se maintenir dans un état de santé globale, exempt de maladie ? “L’absence de maladie (arogah) s’obtient tout d’abord en ingérant toujours une nourriture saine et valable qui sert à notre bien-être (nityam hita ahāra vihārasevî), en étant un observateur assidu (samīkshyakārī), détaché des objets (vishayeshu asaktah), généreux (dātā), d’humeur égale (samah), véridique et authentique (satyaparah), compatissant, indulgent, patient (kshamāvān), respectueux et à l’écoute d’un sage (āpta upasevî)”4.
Ainsi, l’axe forgé par l’état mental orienté d’une part par le sentiment d’aisance et de liberté retrouvé d’autre part, – grâce à une épuration de ses inhibitions, de ses obturations psychologiques, la purification de ses émotions et par l’assouvissement des trois désirs fondamentaux – mène à la santé, en un solide apport, tel le chant harmonieux d’un chœur sans fausse note, sous la houlette de l’Être – la Conscience source.
¹ (caraka-samhitâ XXIX – 5 ) : “dvividhāstu khalu bhishajo bhavanti agnivesha prānānāmeke abhisarā hantāro rogānām rogānāmeke abhisarā hantārah prānānām iti”
² Caraka-Samhitā – Sūtra-sthāna – chapitre XI – 3
³ L’Āyurveda distingue quatorze vega principaux, tels : la soif, la faim, le besoin d’uriner, d’évacuer, le sommeil, la toux, l’éternuement, l’essouflement, le bâillement, le besoin de rire ou de pleurer, etc.
4 Sūtra-sthānam – chapitre IV –“ rogānutpādanīya” – 36 : “nityam hitāhāravihārasevī samīkshyakārîī vishayeshvasaktah; dāta samah satyaparah kshamāvān; āptopasevī ca bhavatyarogah.”
Malek DAOUK, formateur IFY – 2014