L’article ci-dessous est extrait de la revue « Le Journal de l’IFYLO » éditée par l’association régionale IFY Loire-Océan et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
«C’est pas juste !» s’écrie-t-il en claquant la porte de sa chambre. Il n’a pas eu la permission de regarder le film alors que son grand frère l’a eu, lui ! Si la décision semble aller de soi pour les parents, il n’en est manifestement pas de même pour lui.
Un exemple banal ? Certainement, mais ce petit incident d’un quotidien familial est le reflet de situations que nous pouvons vivre et qui nous paraissent justes, ou injustes.
Existe-t-il une action juste ?
Apparemment oui puisqu’il est possible d’en trouver des définitions. En voici une piochée sur internet : «action la plus éthique et adaptée, équitable et respectueuse d’autrui, guidée par la conscience et accomplie sans but de reconnaissance ou de récompense.» Tout est dit !
Que l’on agisse pour soi-même, chercher un travail…, ou pour l’autre, en lui apportant de l’aide … , cette définition s’applique : nous y retrouvons les pistes essentielles données par Patañjali dans le Yoga Sutra.
D’où partons-nous ?
Le changement fait partie de la vie. Sa puissance est un éternel remaniement de l’existant qui oblige à bouger, à réagir ou à prendre des décisions. Résister contre ce mouvement ne peut qu’amener à la souffrance. Mais d’où part-on ?
Quel est notre point d’appui pour agir ?
En prendre conscience est essentiel.
Les klesa : la personnalité se construit à partir de pulsions naturelles : l’ego, l’attrait, la répulsion et la peur. La méconnaissance en est la cause. Elle pervertit la vision de la vie et prive de la maîtrise des pulsions. Ce sont les « klesa », causes de souffrance possibles car elles ne sont pas toujours présentes à bon escient : l’ego va permettre d’être actif dans un groupe, c’est une bonne chose, mais s’il est excessif et qu’il écrase l’autre, il deviendra tôt ou tard une cause de souffrance. On ne peut pas éradiquer les klesa, ils permettent de vivre, mais ils ne doivent pas aveugler. Lorsqu’ils sont en déséquilibre par rapport à la situation vécue, ils nous éloignent de notre centre, en voilant la clarté du mental. Le but du yoga n’est-il pas de nous amener à un mental paisible et de nous recentrer ?
Une vision des choses à partir d’un klesa est une vision qui naît «à côté du centre».
Voilée, elle ne peut mener à une action juste. Voyons des exemples où les klesa sont à l’œuvre:
La petite fille traverse le nez en l’air … la voiture pile dans un grincement de pneus … la mère attrape brutalement son enfant et la gifle en la grondant ! Terrorisée, la petite fille aurait eu besoin de réconfort dans les bras de sa mère, mais celle-ci, envahie par une peur énorme, n’a pas su, n’a pas pu avoir le bon geste.
De même, la colère peut jaillir de paroles dites à notre encontre, mais est-il nécessaire de la laisser s’exprimer ensuite dans les relations à venir ?
Voir «le bagage» qui génère l’action est primordial.
Il n’est pas toujours facile d’éradiquer le klesa en cause, mais comprendre qu’il va perturber l’agir est un premier pas; cela modifie l’état mental, qui sera incité à la présence et à la prudence. Et, cerise sur le gâteau, nous apprendrons à mieux nous connaître.
Rencontrer l’autre
La définition citée parle d’éthique, la conduite à avoir les uns envers les autres. Patañjali offre cinq guides afin d’avoir des relations harmonieuses. Ce sont les yama dont l’étymologie signifie tenir en mains, maîtriser. Tels des miroirs, ils nous montrent l’image de ce qui nous anime dans la relation.
Le premier est la non-violence. Depuis la naissance, nous nous sommes construits de manière à faire face à la vie et d’y montrer une image cohérente. Ainsi est défini notre espace vital. Cet espace permet d’avancer et l’on y tient, il est notre support. Toute action est justifiée pour maintenir ce support. La venue de l’autre va obliger cet espace à bouger. Mais l’inconnu fait peur. La peur est le signal qu’un changement possible et profond est à l’œuvre. Elle est prise malheureusement comme un danger menaçant notre édifice.
Refusant d’ouvrir l’espace pour la relation, la violence jaillit alors, qui aide à s’agripper à ses acquis.
Etre non violent, c’est reconnaître cet état de choses, comme une lutte de territoires innée, puis ouvrir l’espace à autrui pour qu’il se sente comme chez lui. C’est ne rien tuer ni en acte, ni en paroles. Ne nions pas la violence, elle est là ! Dans un espace protégé, accueillant, la violence ne trouve plus sa place.
Le deuxième miroir est la véracité. Est-il possible d’agir tel que l’on est, sans masque ? Le jeu entraîne le jeu, et nos relations deviennent parfois de véritables pièces de théâtre, dans lesquelles chacun voudra avoir le premier rôle. Être vrai dans ses actes, dans ses dires, touche au plus profond. Se dévoiler est une permission pour l’autre d’en faire autant. La relation se fait alors de cœur à cœur.
Le non-vol est le troisième miroir. Un miroir moins évident qu’il n’y paraît ! Facile à comprendre lorsqu’il s’agit de choses tangibles, il est parfois moins facile à déceler. N’est-il pas aisé de profiter de certaines situations, d’être intéressé plus que nécessaire ? De ne pas citer ses sources ?
La modération vient en quatrième. Le «bon-vouloir» peut étouffer. Une parole excessive prend toute la place et oblige au silence. La modération invite au respect, de l’autre, et de soi. C’est éviter de «dévorer» et de se faire dévorer par l’excès. Notre vitalité en dépend.
Vient enfin la non-convoitise. Accumuler plus que nécessaire encombre et éloigne de l’essentiel. Que de temps passé dans la gestion de nos biens, dans la recherche d’informations pour «être au courant» de tout, au détriment d’être avec ce qui est, simplement ! L’avidité est chronophage, un temps volé à la compréhension de nos actes et de leurs résultats. Ce temps volé ne peut se rattraper même par la précipitation qui peut s’en suivre.
Le Yoga Sūtra reconnaît qu’il est difficile de respecter ces cinq yama en toute situation, quels que soient le lieu, l’époque, ou les sociétés. C’est un idéal ! Le premier pas étant de reconnaître ces miroirs et de les laisser nous interroger en face à face : « où en es-tu de la non-violence, de la véracité … ? »
La « B.A » est-elle l’action juste ?
Dans le questionnement posé par les yama, l’ego doit se taire et lâcher prise. Parfois, il tient les rênes à tout prix, et mène à la Bonne Action. Le yoga nomme cette action l’action blanche, celle qui veut faire le bien mais qui n’est pas toujours appropriée car elle fait souvent le chemin à la place de l’autre. L’action blanche est plus difficile à comprendre que l’action noire, celle qui fait le mal. Il est dit que pour le yogi, l’action n’est ni blanche, ni noire, c’est-à-dire ni mauvaise, ni bonne à l’excès, ni mélangée non plus : elle est juste. Pour tous les autres elle peut être des trois sortes. Essayons de comprendre ce que la vie souhaite nous dire, et nous lui répondrons le plus justement possible.
L’action juste porte le monde
Nous sommes parties intégrantes du monde, nous le portons. C’est la notion de dharma : porter, supporter, tenir en mains. Dharma est notre devoir. Sommes-nous conscients que si nous portons le monde, il nous porte lui aussi ? La bonne marche du monde et notre bonheur sont en relation étroite.
La vie n’est que changement perpétuel. Ne parle-t-on pas d’écoulement de la vie ? Soyons les mains habiles qui en tiennent les rives mouvantes, maintenons-en le flot libre et régulier. Ne nous crispons plus sur nos supports construits de toutes pièces, acceptons de lâcher prise, de nous ouvrir au différent, au nouveau. Tout laisser tomber ? Certainement pas. Nous devons être partie prenante du maintien du flux, qui continuera même sans nous. Présence et adaptabilité sont les maîtres mots du dharma. Telle est l’action juste qui nous permet de respecter notre support universel.
Pour ce faire, l’homme crée des lois, des notions telles que l’éthique, la déontologie … qui semblent parfois nous enfermer et difficiles à respecter. Elles sont indispensables cependant, et d’autant plus que le flot de la vie prend de temps à autre des airs de tsunamis !
L’action juste
«Je le/la quitte ou je reste ?», «Je continue ou je démissionne?», «Quelle voie choisir ?», «Je le/la laisse faire ou je punis ?». Nous nous sommes tous posé ces questions. Nous nous sommes tous reprochés «d’être monté dans les tours» ou au contraire «d’être resté pétrifié» devant un discours, une attitude qui nous dérangeait. Nous avons tous accepté de participer à des repas de famille alors que notre être intérieur criait «tout mais pas ça !».
«Le Bonheur est le résultat de l’action juste» nous disait André Comte-Sponville.
Comment faire pour que nos actes soient justes ?
Tout d’abord définissons le «juste». Juste pour qui ? Juste pour quoi ? Juste par opposition à faux ?
L’acte juste est celui que l’on accomplit en plein accord avec nos valeurs, notre âme. C’est l’action faite en «son âme et conscience». Donc il n’y a pas une action juste universelle et absolue mais votre acte juste en fonction de la situation et de votre être.
Alors, quelles sont les pistes disponibles pour nous aider à mettre en place nos actions justes ?
Première piste, Desikachar à Paris en 1983 nous a dit «Nos actions ont deux fondations; Une «Vidya» qui ne nous mène jamais vers les ennuis ; Deux «Avidya» qui nous conduit aux problèmes à cause de quelque chose que nous avons fait dans notre passé»
Et Krischnamacharya dit du YS II.14 «Toutes nos actions ne sont pas enracinées dans nos souffrances. Celles faites quand nos souffrances sont dépassées produisent de la joie, les autres nous emmènent vers différents degrés de l’agonie».
L’action juste est l’acte que nous posons, la décision que nous prenons, le mot que nous utilisons quand nos kleshas ne sont pas aux commandes et que notre compréhension de la situation est juste et non polluée.
C’est l’acte que l’on fait le cœur ouvert, lorsque nous sommes en lien avec le vivant en nous et à l’extérieur de nous. Alors l’acte est totalement approprié au contexte et en accord avec notre cœur et notre âme.
Le yoga se compose de huit membres (11.29) pour enfin voir nos souffrances et notre confusion. Le Kriya-yoga (ll.l) nous propose une gamme d’outils pour augmenter notre propension à l’acte juste. L’ascèse (II.1; II.32), l’étude de soi par les textes ( Il.1 ; II.32) ainsi que la dévotion sont les trois piliers indispensables sur notre chemin de clarté.
Etudier notre façon d’être au monde, notre être intime à l’aide des textes mais aussi de notre expérimentation quotidienne afin de percevoir quelles sont les ficelles qui sous-tendent nos actes. Chaque jour revenir sur le tapis, apprendre de nos postures physiques à transformer nos postures mentales (Yama II.30 et Niyama ll.32).
Ferme et douce est notre pratique tant sur le tapis que dans notre quotidien ; faire et refaire pour développer notre expérience et affiner notre compréhension de notre être intime.
« Que chacun raisonne en son âme et conscience, qu’il se fasse une idée fondée sur ses propres lectures et non d’après les racontars des autres ». Albert Einstein – Comment je vois le monde.
Evelyne SUAUD, professeur IFY – 2024