Cet article est extrait du Journal de l’IFY édité en Automne 2020.
« Il était si beau pourtant ! Oui, il était si beau le petit érable planté cet automne. Ses feuilles pourpres offraient généreusement un dernier feu d’artifice avant la grisaille de l’automne. Lui qui était le point de mire du jardin, le voici branches noircies, feuilles carbonisées. Qu’il a piètre mine ! La tempête, le vent, surtout le vent qui semblait vouloir le soulever, le déplacer, sont passés par là…
La santé : rester attentif… de manière opiniâtre
Voici un titre bien particulier pour honorer la santé. Deux termes que nous pouvons ressentir comme positifs, « la santé » et le verbe être « nous sommes » encadrent une négation « ne pas » et le verbe « opposer » exprimant une résistance, un combat. Pourquoi ce choix ?
Dans le texte le Yoga Sūtra de Patañjali qui sera mon point de référence ici, nous trouvons au moins six fois des mots avec le préfixe abhi-, un préfixe indiquant un mouvement vers, ou contre, l’intensité, l’opiniâtreté. Nous en retiendrons deux : abhyāsa que je traduirai par « l’assiduité » et abhiniveśa, « la peur ».
Abhyāsa arrive au douzième aphorisme du premier chapitre, accompagné de vairāgya, le détachement, l’abandon. C’est LA direction qui nous est donnée si nous voulons être pleinement à notre place, portés par la puissance de vie qui prend place en nous et ne demande qu’à nous faire grandir. Le détachement, l’abandon, qui nous est demandé est celui de nos résistances, de nos préjugés, de nos certitudes, qui font obstacle, qui freinent notre puissance vitale. Il est indispensable à abhyāsa, l’assiduité.
Abhyāsa, est une assiduité bien particulière ; elle consiste en l’effort, la ténacité à se tourner vers la stabilité, celle du mental qui nous connectera à ce qui est stable en nous. Nous sommes invités au non-choix, à rester là avec ce qui est, et nous comprenons alors le détachement indispensable qui va avec.
Nous voyons donc dans cette direction allant vers le « bien Être » des indications pour « être bien » dans ce chemin mais nous savons que cela nécessite un effort. Et Patañjali nous le confirme dans l’aphorisme I. 14 : cet effort devra se tenir dans la durée, régulièrement, être fait dans la justesse, et la confiance. C’est à ce prix qu’il portera ses fruits, et que « nous serons dans un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », c’est-à-dire en bonne santé selon cette définition de l’OMS.
Abhyāsa est donc une démarche positive qui nous demande un effort, celui de nous détacher de nos supports habituels afin de voir la réalité en face.
À cette démarche positive, vient s’opposer abhiniveśa, la peur. À nouveau le préfixe abhi-. D’un point de vue étymologique ce terme indique la volonté ferme (abhi) à vouloir rester installé (viś) dans « notre confort du moment » (ni).
Par extension, tout évènement ou relation inconnus qui risqueraient de nous déloger de notre position habituelle engendrent une émotion : la peur, qui est devenue la traduction d’abhiniveśa. La peur est présente chez tout le monde, même chez les sages, nous dit le Yoga Sūtra. Sous toutes ses formes, de la simple peur à ne pas trouver son chemin dans un quartier inconnu, à celle ultime de la mort ; elle ne demande qu’à grandir et n’a pas besoin de grand-chose pour s’amplifier. Qui ne l’a jamais vue arriver à petit pas en soi puis croître à grande vitesse, poussée par les « si » de l’imagination, jusqu’à devenir angoisse, panique ?
Or, tout bouge sans cesse. C’est inhérent à notre vie d’humain. Résister au changement est un leurre. La Vie, plus forte que tout, se manifestera d’une manière ou d’une autre. Et pourtant nous résistons le plus souvent de toutes nos forces, ne voulant rien changer à la construction que nous avons réalisée de ce que nous croyons être notre nature profonde ; notre ego. Pauvre ego qui essaie de se maintenir coûte que coûte par de nouvelles acquisitions lui laissant croire qu’il va devenir plus fort, plus résistant, ou par des rejets lui laissant penser qu’il est ainsi à l’abri ! La peur rôde, légère brume voilant tout ce fonctionnement, jusqu’à devenir averse, et parfois grêlons nous traversant de part en part lors d’évènements trop forts pour notre échafaudage.
Prendre conscience de notre résistance au changement qui déclenche un sentiment de peur, lequel va renforcer le fait que nous nous accrochons à ce que nous croyons être mais qui n’est déjà que du passé, permet de s’ouvrir à ce qui se présente à nous.
Abhiniveśa, par les résistances qu’elle entraîne est un mouvement à l’encontre de la Vie.
La santé : devenir lieu de plénitude pour la Vie en nous
La santé n’est-elle pas de réaliser sans cesse cet équilibre fragile entre ce qui est,pouvoir l’accueillir sans crainte, et notre résistance opiniâtre au changement, à vouloir garder à tout prix des supports que nous avons faits nôtres et que nous estimons solides ?
Deux autres termes opposés retiennent notre attention dans le Yoga Sūtra : samādhi et vyādhi. Dans ces deux mots, il est question de place. Le premier, samādhi, est un des synonymes de yoga. Tout ce qu’il exprime est difficile à traduire par de mots, tant est si bien que « union, totalité, accomplissement, contemplation, intégration complète, ravissement lumineux » qui en sont les traductions courantes et qui n’en expriment qu’une facette, laissent place le plus souvent à… samādhi !
« Sam » indique la totalité, la perfection. « ādha » le fait de poser, disposer, accepter, recevoir et mettre au monde ! En samādhi, jaillit un double mouvement : nous devenons totalement porteur de la Vie, et elle nous porte totalement. Nous naissons à la Vie qui jaillit en nous. C’est l’incarnation. Elle a trouvé sa place en nous, et nous trouvons la nôtre dans le monde.
Nous avons tous vécus de ces moments où tout en nous est posé, déposé, tout accueille. Nous sommes ravis (pris) par une force qui nous dépasse, et ravis (envahis par la Joie) ! Plénitude de l’Être et paix du mental (YS I. 2-3). Tel est le but du yoga.
À l’inverse, bien souvent, nous ne sommes pas à la bonne place, nous sommes mal posés, indisposés, c’est ce que nous dit vyādhi, traduit par « maladie ». La maladie nous déplace ; cette indisposition va créer mal aise, et une chaîne de réactions qui sont probablement des tentatives de repositionnement mais sont en fait autant d’obstacles nous empêchant de trouver la place qui est la nôtre. C’est ainsi que naissent la torpeur, le doute, l’excitation,… (YS I. 30).
La santé : être à la bonne place, celle qui nous est attribuée dans l’instant présent
La Vie faisant, nous sommes sans cesse invités à accepter de changer de place, là encore à nous adapter, à changer de siège même s’il nous semblait bien confortable.
Notre attitude face au vieillissement en dit long sur la question… nous parlons des méfaits de l’âge. Quels méfaits ? En jouant avec les mots, oui, « mes faits » deviennent « méfaits » si je me réfère au passé. Mais si je fais bien ce que je peux faire ici, maintenant, ils deviennent « bienfaits » ! Être assis sur la bonne chaise est la meilleure façon de rester droit et de voir tout ce que la vie nous offre.
Comment « choisir sa chaise » ? Cet ajustement délicat est l’enjeu de ce que nous propose Patañjali dans le Yoga Sūtra : trouver la place unique qui est la nôtre dans un moment unique et qui nous emplit de Joie : samādhi.
À moins d’avoir été posé d’emblée à la bonne place, c’est la relation et elle seule qui va nous permettre cet ajustement et être la réglette de notre quotidien. Tel l’usage d’un niveau à bulle, nous expérimenterons que notre horizontalité en lien avec la verticalité, notre présence au monde, est un jeu de grande délicatesse dont la dextérité ne s’acquiert que doucement avec
persévérance. Tout un art, celui du yoga !
Cette dextérité, Patañjali nous y conduit au travers des huit piliers du yoga. Toutes nos relations, des plus extérieures aux plus intimes y sont observées avec recul. Il est intéressant de voir que le premier pas vers cette maîtrise est ahimsā, la non-violence. Ce mot a pour racine verbale hims qui signifie « détruire, tuer, blesser ». Ahimsā est le fait de ne pas tuer la vie, ni en nous, ni en l’autre. Une invitation à maintenir le cap pour garder la vie en nous. Respecter l’autre et nous-même est la clé qui ouvre la porte vers la santé. Une clé qu’il nous faudra huiler régulièrement… si nous reconnaissons que la violence est inhérente à notre nature ; tout ce qui n’est pas nous, pouvant être une menace pour notre position, nos certitudes…
Il nous est dit que lorsque nous respectons la non-violence, la bienveillance vient en retour. Soyons non violents vis-à-vis de nous-mêmes et nous « veillerons bien » sur nous. Cette bienveillance nous est déjà demandée dans le YS I. 33. Elle prend alors le nom de maitrī, l’amitié. Afin de remédier aux obstacles dont le premier est la maladie, vyādhi, la toute première attitude à avoir dans ce long parcours vers soi est l’amitié. Sachons être amical envers ce que nous sommes ; regardons-nous avec bienveillance, et si nous n’avons pas répondu à nos attentes, un peu de compassion à notre égard, karunā, sera la bienvenue.
La bienveillance, qui fait l’objet de bon nombre de pratiques méditatives !
La santé : bien se nourrir !
La nourriture, un sujet bateau en ce qui concerne la santé ! Dans cette période de contrastes que nous vivons, la nourriture tient une place prépondérante. Pour la trouver, enjeu essentiel d’une partie de la planète, pour en profiter sans mesure, aveuglement d’une autre partie, ou pour en faire tout un art, préoccupation (narcissique ?) des autres.
Une fois de plus la peur domine : celle de mourir, de manquer ou d’être malade ! Ce besoin naturel auquel peut répondre la nature est devenu un sujet de questionnement, de recherche, récurrent.
Les textes nous montrent que la nourriture nous traverse. Il est donc important de bien la choisir afin d’en recevoir les bienfaits et de la transformer en « saveur de Joie » qui pourra circuler librement.
« Respecter l’autre et nous-même est la clé qui ouvre la porte vers la santé. »
La Taittirīya Upaniṣad décrit nos cinq corps, koṣa-s, (corps de nourriture, annamaya koṣa, corps d’énergie vitale, prānamaya koṣa, corps de pensées, manomaya koṣa, corps d’intelligence, vijnānamaya koṣa et corps émotionnel, ānanda maya koṣa) comme un tissage très complet de cinq systèmes, allant de notre relation à l’extérieur à notre relation la plus intime avec nous-même. Cinq systèmes en interaction permanente les uns avec les autres. Ainsi, ce dont nous nous nourrissons par le corps de nourriture annamaya affecte notre énergie, notre mental, notre personnalité profonde et nos émotions. Si la nourriture est bonne pour nous, tout fonctionne bien et la joie est au rendez-vous.
Il nous faut du discernement pour bien nous nourrir et ce d’autant plus que la nourriture n’est pas seulement celle qui arrive dans notre bouche, mais celle qui arrive dans tous nos organes des sens, qui sont la passerelle entre l’extérieur et l’intérieur, ce que nous sommes. Nous « mangeons » ce qui vient en nous, mais ce qui vient en nous peut aussi nous manger !
Qui n’a jamais perdu sa capacité d’attention après un repas trop copieux ? Perdu son optimisme après des lectures catastrophiques ? Eu le souffle coupé lors de certains films ?…
Nous nous nourrissons tout au long de notre quotidien ; faire les bons choix est donc essentiel car ce système complexe fonctionne dans les deux sens : une bonne nouvelle, et nous nous sentons des ailes, une belle exposition et nous nous sentons apaisés. Patañjali nous exhorte à faire bon usage de ce voyage à double sens dans les moments difficiles.
Repérer ce qui nous fait du bien et s’y tenir, l’expérimenter (YS I. 35).
Deux aphorismes, YS II. 40-41, nous parlent de śauca, traduit par « pureté », « propreté ». Ils nous invitent à ce choix de nourriture et nous en présentent les bienfaits. Je les vois comme un « sas » d’observation nous permettant de nous différencier des autres, de comprendre que nous n’avons pas tous besoin de la même nourriture, mais aussi de prendre soin de notre corps qui mérite toute notre attention en tant que porte d’entrée vers l’intime.
Ce respect de l’autre et de soi-même nous conduira peu à peu à la clarté du mental, à voir le positif, à rester focalisé vers l’essentiel, à utiliser nos organes des sens dans cette direction, et à contacter l’Être profond. Śauca, premier des niyama-s, les conditions nécessaires pour aller vers le Soi, fait suite à aparigraha, le fait de cesser de s’agripper pour avoir plus, nous sécuriser… À nouveau, il nous est demandé de ne pas nous encombrer, d’être dans la simplicité et la présence à ce qui est, afin de comprendre ce qui est bon pour nous et nourrir la Vie en nous.
Être dans l’instant présent avec persévérance, à la place qui est la nôtre, accepter le changement, faire le bon choix de ce que nous laissons venir en nous afin de laisser toute la place à la Vie en nous, tout cela me permet de dire que … la santé, c’est s’ouvrir à ce que nous sommes !
Du jaune, de l’ocre, du rouge, une nappe multicolore nouvelle née coiffe maintenant le petit érable. Il a trouvé sa place au jardin, un autre espace où il pourra s’épanouir ; il a grandi et manifestement il est heureux !
(Proposition d’écoute : Sur la place de Jacques Brel)
Dominique ADDA, formatrice IFY – 2020