La méditation : du processus à l’état, du fantasme à la réalité

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon Centre Est et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Isabelle Croset nous propose une lecture de quelques YS. Elle interroge le texte sur la « Méditation » à l’aune de son expérience de la pratique et de l’enseignement du yoga.

MÉDITER

Patañjali définit les huit membres – aṅga – du yoga dans les chapitres II et III. Yama, niyama, āsana, prānāyāma, pratyāhāra sont les cinq membres dit externes présentés au chapitre II. Il les différencie de dhārana, dhyāna et samādhiḥ, les trois membres dit internes, cités au chapitre III. Mais sont-ils internes par rapport aux différents plans de l’humain¹, ou bien internes aux précédents membres ? Ou bien les deux ?

Dhārana/ dhyāna/ samādhiḥ en yama
Dhārana/ dhyāna/samādhiḥ en niyama
Dhārana/ dhyāna/ samādhiḥ en āsana
Dhārana/ dhyāna/ samādhiḥ en prānāyāma
Dhārana/ dhyāna/ samādhiḥ en pratyāhāra

DHĀRANA

Cette étape nous parle de notre capacité à nous relier à un objet, à choisir une direction et à nous y tenir.
De fait, cela nous parle de vairāgyā – détachement²… Pour choisir une direction fermement, il m’est indispensable de renoncer à toutes les autres : être centrée, concentrée sur un objet. L’objet peut être grossier (palpable/tangible) avec une forme définie dans la matière, comme une rose, un arbre, une rivière, un astre… Ou bien il peut être subtil, sans forme définie dans la matière, comme l’amour, la paix, etc… mais pour lequel il est possible de s’en faire une représentation personnelle.
Dhārana est une étape de mise en direction et relation, se brancher avec ou sur, comme une prise que l’on connecte. C’est développer notre capacité à orienter notre attention dans une direction choisie, à maintenir cette connexion dans la durée, sans interruption. Cette relation peut être maintenue de façon plus ou moins stable avec des temps de distraction et de retour à l’attention et la relation à cet objet. Cette attention permet d’explorer différents aspects de l’objet des plus grossiers aux plus subtils avec des oscillations entre la relation à ces divers aspects et perte de lien, jusqu’à devenir impeccable sans interruption. C’est brancher la prise sur le courant.

DHYĀNA

Cet état « d’impeccabilité » de connexion amène un nouvel état, qui considère l’action (au sens de porteuse d’un état de présence et d’attention particulière) comme étant devenue dhyāna. La lumière ne s’allume plus et ne s’éteint plus par prise ou perte de lien, elle reste allumée. La relation avec interruption et retour au lien serait dhārana et la relation sans interruption serait dhyāna. Lors de l’expérience de dhārana, il y a mouvement psychique en lien à l’objet et dans l’objet lui-même. Si je regarde une goutte d’eau, ma qualité d’observation et de lien à cette goutte d’eau m’amène à faire l’expérience de mes propres mouvements psychiques³, tout en faisant l’expérience des mouvements internes propres à cette goutte d’eau, au-delà de ma propre activité psychique.

Dans dhārana, l’expérience de la concentration est « ordinaire », au sens de confinée dans la sphère de l’intellect, non libérée, ne permettant pas de s’élever sur d’autres plans d’expériences. C’est à ce moment que la différence s’opère entre dhārana, dhyāna et samādhiḥ. Lorsque Patañjali parle de pratique persévérante, il est important de rappeler le fondement de cette pratique. Dans le YS I.13. il dit bel et bien de « persévérer vers la stabilité psychique ». Ce qui devrait nous ramener systématiquement vers cette direction, quel que soit l’outil ou aṅga utilisé. Le processus vers la stabilité mentale nous demande une inscription ferme, et sans équivoque, dans un état perpétuel de non identification à ce qui se produit, aussi bien en nous, qu’à l’extérieur de nous. Je pourrai traduire le sūtra I.12 comme « la pratique persévérante du renoncement à toutes formes d’identifications… dans l’intention de m’établir en sukham. » Non pour fuir la souffrance – dukham – mais pour en faire mon principal allié vers la connaissance. Lorsque je souffre, je ne souffre pas de souffrir, je constate ma réalité d’ignorante et je laisse cette souffrance me guider vers la connaissance, une possibilité de naître à autre chose, une nouvelle vision… Je pourrai aussi le traduire par « La pratique persévérante du renoncement à la souffrance ». « Je renonce à souffrir » au sens de « Je vois mon ignorance ». « Je renonce à mon ignorance, et tant que je souffre, je sais que j’ignore »… Elle cesse d’être ce, à travers quoi, je me sens exister et est remise à sa juste place de souffrance = ignorance. Imaginons remplacer je souffre par j’ignore !!! Personnellement, ce sūtra personnel est à la base de ma pratique posturale dans mon quotidien, au sens de posture intérieure.

QU’EST-CE QU’UNE POSTURE DANS LE CONTEXTE DU YOGA SŪTRA ?

Une assise intérieure, une posture intérieure. À aucun moment Patañjali ne nous parle de Samasthiti (4), Vīrabhadrāsana, Sarvāngāsana, Dhanurāsana, Padmāsana…. Pour ma part, il me parle d’être fermement établie en sukham. D’être intérieurement
attentive à l’état de l’espace au centre de ma poitrine. Ce lieu est-il dur, contracté, bloqué, fermé, coupé, sans circulation, sans fluidité, sans respiration, sans souffle – dukham – ou bien est-il souple, libre, respirant, ouvert, en expansion, accueillant, relié –sukham – ? Ma relation à cet espace devient mon étalon, les sensations que j’y repère me renseignent sur la justesse de ma posture intérieure, sur la justesse de mon discernement et de la qualité de mon lien à la réalité et à la vérité. Si je le ramène à une posture au sens hatha-yogique du terme, je choisis une posture dans sa forme de référence et je me relie à elle à partir de là où je me trouve, en faisant l’effort de ne pas la déformer à l’image de mes saṃskāra (5), vāsanā (6). Ce n’est pas moi qui suis supposée transformer la posture, c’est elle qui est supposée me transformer, me cuisiner et me purifier. C’est d’ailleurs ce qui me gêne dans cette phrase magnifique dans le fond : « Ce n’est pas la personne qui s’adapte au Yoga, mais le Yoga qui s’adapte à la personne. » ?! C’est à mon sens, malheureusement ce que l’on voit partout aujourd’hui dans notre monde. On tend à tenir pour juste et vrai ce que l’on fait des choses, plutôt que de vraiment aller vers la connaissance de ces choses, pour aller vers la connaissance de Soi.

Souvent je constate que la pratique quelle qu’elle soit, finit par être abordée avec les peurs, les rejets, les attachements, l’ego et l’ignorance dans le refus « violent » de rentrer dans le processus de transformation auquel nous invite le Yoga, sous prétexte de non-violence et de respect de la personne. Pour ma part, cela me semble une attitude extrêmement violente, chargée de mensonge, malhonnêteté et non modération, d’identification à notre ignorance, convoitant la méconnaissance et confondant respect de soi et rejet du principe de réalité. YSII.16 « La souffrance à venir est à éviter ».
Selon moi, par engagement et sacrifice sincère de notre état d’ignorance et non par l’apologie de celui-ci dans la précipitation vers un confort et une aisance illusoire nous éloignant de l’expérience et par conséquent de celui ou celle qui expérimente.

SAMĀDHIḤ

C’est une phase avancée de dhyāna pendant laquelle la possibilité de connaître l’objet plus profondément et plus intimement que dans l’état de pensée ordinaire, se produit. Dans dhyāna, la lumière est allumée de façon continue, cependant les mouvements psychiques et divers pratyaya – contenus mentaux – viennent colorer cette lumière, modifiant son éclat, son rayonnement. En même temps ce qui colore est aussi ce qui me permet de m’y relier… Ce passage entre dhyāna et samādhiḥ est un moment délicat car ce qui m’a aidé jusqu’à présent est cela même qui fait obstacle. Qui m’a aidé ? Qui fait obstacle ? : « LE MENTAL ».
Le mental, lui-même (7), empêche la compréhension totale de l’objet ou plutôt sa réalisation. Il interpose la conscience de lui-même entre l’objet et la conscience. Dans dhyāna, il ne s’agit plus d’être centré sur l’objet, con-centré, centré avec l’objet, mais plutôt être au centre de l’objet, en son coeur. Dans dhyāna, le rūpa -la forme de l’objet- est le pratyaya – le contenu mental-. Dans samādhiḥ, le svarūpa – l’essence de l’objet, substance de sa véritable nature – est le pratyaya. Dans cet état, la conscience de Soi n’est plus. Ce que signifie Patañjali dans le terme svarūpahūnyam (8) (III.3) : réduire la conscience de Soi ou le Soi-conscience s’exprimant.

Cela se passe comme en psychologie. Cela même qui m’a soutenu pour vivre, parfois même pour survivre, que l’on appelle mécanisme de défense et qui était mon allié, devient mon « obstacle ». Un mécanisme de défense est une aide jusqu’à un certain
point et dans des circonstances bien définies. Le souci est que ce mécanisme devient un saṃskāra, un mode de fonctionnement qui s’exprime de manière anarchique ou plutôt systématique et inconsciente dans des moments inadéquat et non souhaité. Il est comme un billet de spectacle (passé) déjà utilisé et donc périmé que l’on réutilise encore et encore dans des circonstances qui n’ont plus rien à voir avec ce pourquoi nous l’avions mis en place. Il devient un mode de fonctionnement qui empêche de fonctionner et de remettre chaque fonction et action à sa place.

Patañjali parle d’effort juste vers la détente dans cette quête de posture juste. L’effort juste ne peut pas prendre appui sur nos saṃskāra ou vāsanā, il « doit » prendre appui sur l’enseignement sans compromis, sans complaisance. Là est toute la subtilité de la
mise en pratique pour que celle-ci devienne autre chose qu’un rapport de force avec nos tendances s’accrochant à un idéal de soi, plutôt que d’accepter le réel de soi, dans l’instant, qui pourtant est notre seul point de départ pour un possible changement.
Ne pas attendre de résultat I.23/ II.19… Cela demande un immense courage pour faire face à tous nos conflits internes entre idéal et réalité. Méditer, c’est accepter de souffrir ou accepter l’inconfort de la lutte entre idéal et réalité, entre construction mentale et vérité pour enfin s’établir dans la plénitude de ce qui est. C’est ne plus avoir peur d’avoir peur, ne plus souffrir de souffrir, ne plus ignorer d’être ignorant, ne plus rejeter le rejet et se libérer de tout attachement au détachement, c’est ne faire qu’un avec notre réalité et non un avec notre idéal. C’est tomber en amour avec le réel. C’est avant tout accueillir la réalité de toutes nos tendances soutenues par notre ignorance : violence, convoitise etc… jugement, mécontentement etc… L’idée n’est pas d’en sortir, mais de développer ma capacité à faire un vrai constat pour savoir d’où je pars. C’est le début de la connaissance ? Ne plus me
fantasmer ou me penser, mais faire enfin l’expérience de ma réalité et me vivre vraiment. Ne plus m’imaginer, mais me voir. Ne plus me penser mais véritablement faire l’expérience de moi-même.

LA DIFFÉRENCE ENTRE MÉDITER ET ÉTAT DE MÉDITATION

Méditer est un processus. La méditation un état. Patañjali nous parle de l’état de méditation (III.2 /III.3) (10) et du processus interne de façon très étayée dans le troisième chapitre au travers des différents types de transformations – parināma – (développés dans les YS III.9 à III.15). En chaque processus de transformation émergent différents états ; là aussi, clairement signifiés dans le I.17 (11) et étayés du I.42 au I.51. La méditation est un processus alchimique où le pratiquant se laisse être cuisiné -tapas – jusqu’à la perte de conscience de Soi – svādhyāya – pour naître en īśvara au sens de : en son propre SOI. Se relier à… et faire l’expérience de la réalité de l’espace de discontinuité pour peut-être accéder à l’intervalle d’éternité, être absorbé enfin dans cet espace intemporel où l’analogie, l’analyse, la déduction, la réflexion laissent place à l’expérience et la connaissance.

J’aime résumer le Yoga Sūtra à ces quatre phrases qui nous parlent de ce processus méditatif vers l’état de Yoga, l’état de méditation :

Le premier chapitre me dit :
« JE PENSE DONC JE PENSE (et non je suis )
ET JE SUIS PLUS QUE CELA
« 
Le deuxième chapitre me dit :
« JE SENS DONC JE SENS (et non je suis)
ET JE SUIS PLUS QUE CELA
« 
Le troisième chapitre me dit :
« JE PEUX DONC JE PEUX (et non je suis)
ET JE SUIS PLUS QUE CELA
« 
Le quatrième chapitre me dit :
« JE SUIS CELA QUI EST« 

La méditation est un processus de désidentification. L’état de méditation ou état de Yoga est l’établissement en sa véritable identité.

¹ YS III.7 : « Par rapport aux précédents, ces trois membres sont internes. » Traduction Frans Moors.
² YS I.12 : « La maîtrise des fluctuations du mental résulte de la pratique persévérante du détachement, au sens de la pratique persévérante de désidentification. » Traduction Isabelle Croset
³ YS I.6 : « Les 5 activités du mental sont : connaissance juste, perception erronée (ne respectant pas les trois aspects du processus de perception correcte – pramāṇa- qui sont pratyakṣa – perception sensorielle -, anumāna -raisonnement, inférence -, āgamāḥ – témoignage, référence -), imagination, sommeil profond sans rêve, mémoire. » Trad. I. C.

(4) Posture de la stabilité debout, posture du héros, posture de tout le corps sur les épaules, posture de l’arc, posture du lotus.
(5) Conditionnements, habitudes, acquis
(6) Imprégnations, tendances profondes innées
(7) YS I.6 (cf note 3) et YS II.3 : « Les sources d’afflictions sont la méprise l’ignorance, le moi contracté identifié, l’attachement excessif,
la détestation et l’insécurité. » Trad. I. C.

(8) svarūpa : sa propre forme, shūnyam : vide. (Cf note 10.)
(9) YS I.23 : « Ou par la dévotion totale au Souverain » Trad. F.M. / YS II.1 : « Purification et ascèse, étude de soi et abandon au Suprême constituent l’action pour le
yoga » Trad. F.M.
(10) YS III.2 : « La méditation est la résonance prolongée là, uniquement dans ce contenu mental. » YS III.3 : « Le ravissement lumineux est cela précisément : l’objet resplendit dans le mental, qui est comme vidé de son identité propre. » Trad. F.M.
(11) YS I.17 : « La démarche aboutit dans l’appropriation complète de l’objet grâce à la progression qui chemine de la connaissance superficielle ou élémentaire à la connaissance profonde, essentielle, puis à la source de joie pure et durable jusqu’à l’union totale avec l’objet. » Trad. F.M.

Isabelle CROSET, formatrice IFY – 2025