La Bhagavad Gītā ou un combat sans combattants.

Le compte-rendu de stage ci-dessous est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution.

« Au cœur de l’hiver, 30 janvier et 1er février 2015, nous nous sommes rassemblés, une vingtaine de participants, à Béziers, pour découvrir et avancer
dans la compréhension de la Bhagavad Gītā, autour de François Lorin et Josselyne son épouse.
Le thème choisi pour la rencontre s’intitulait « La Bhagavad Gītā ou un combat sans combattants, une existence au-delà de la vie et de la mort, un guide de yoga sans âge ».
Origine du titre : du verbe bhag qui signifie “posséder toutes les parts“ et gītā, “le chant“ ; soit le chant de celui qui a tout.
La Bhagavad Gītā a sa place dans la religion hindoue parce qu’elle fait partie de la “révélation“ : sruti signifiant ce qui a été entendu. Elle s’inscrit dans le très long poème épique le Mahābhārata, elle comporte dix-huit chapitres ; elle est faite d’influences disparates constituant un enseignement comme celui des upanishads : texte ésotérique contenant un savoir caché.

Il s’agit d’un enseignement donné par le seigneur Krishna, la Personne Suprême, s’adressant à Arjuna, son disciple et ami, au seuil d’un affrontement
fratricide auquel ce dernier refuse de prendre part. Enfermé dans un profond dilemme, il cherche une solution en s’adressant à Krishna qui lui expose alors la Bhagavad Gītā, Krishna ayant pris le rôle du conducteur du char d’Arjuna sur le champ de bataille.
Arjuna est avec Krishna dans une relation de dévotion : bhatki yoga ; les autres voies sont karma yoga, le yoga de l’action et jñāna yoga, le yoga de la connaissance. Krishna se définit comme “celui qui détient la puissance“.

1) Karma yoga
Chap. 18 strophe 61
: « Le Seigneur se tient dans le coeur de tous les êtres, ô Arjuna, et les fait tournoyer par sa māyā (le pouvoir d’illusion) comme s’ils étaient montés sur une machine ».
Les humains sont propulsés dans l’existence par le karma (semblable à la notion de destin venant du monde grécoromain) et continuent à être dans la méconnaissance par une interprétation erronée de la réalité ; la notion de libre arbitre ayant été installée par le judaïsme et reprise par le christianisme. Or, dans une situation donnée il n’y avait pas d’autre choix que celui qui a été fait : la question est de savoir si on accepte ou pas la réalité. Dans la plupart des religions, existe l’idée que l’on doit faire quelque chose pour changer, pour s’améliorer ce qui sous-tend que l’on dispose du pouvoir de décider, de choisir.
Je connais mon destin au fur et à mesure qu’il se présente ; à partir d’où ce destin se déploie-t-il ? Tout est multicausal, tous est tissé ensemble même si le déterminisme n’est pas total.

Chap. 3 strophe 26 : « Que le sage ne trouble pas l’esprit de celui qui est engagé dans l’action et l’encourage à l’action ».
Il ne faut pas guider les autres vers la non-action car celui qui s’abstient d’agir dans un certain contexte, agira d’une autre façon, elle aussi fonction de la destinée qui est la sienne.

Devenir le « voyant » non encombré ne dépend pas de pratiques. D’autre part, on ne peut pas cesser d’agir, ce serait aussi un piège. La décision de ne pas agir est, elle aussi prédéterminée. L’inaction n’est que l’action de tamas. Selon la BG ce qui agit, ce n’est pas moi mais la mise en commun de
perceptions passées (qui remontent à la construction du langage) et présentes qui constituent un moi qui est construit à chaque instant.

Chap. 2 strophe 40 : « Nul effort ne se perd ; la pratique si minime soit-elle sauve d’un grand danger ».
La grande peur de l’hindou est la réincarnation : revenir sur terre avec son lot de souffrances, de confusions, à la différence de la grande peur de l’occidental, la peur de la mort.
La pratique donne des résultats parfois importants en terme d’adaptation, mais ils ne sont pas le but. La pratique du yoga (postures, prānāyāma, etc) ne conduit pas forcément à l’objectif du yoga qui est la libération. Cette pratique va éveiller des potentialités latentes chez l’être humain (Yoga sutra de Patanjali, chapitre III) sans plus.

Chap. 3 strophe 27 : « Les actions sont produites sous l’influence des trois guna de la prakriti », le jeu de trois forces interconnectées.
Ce qui agit n’est pas “moi“ : les expériences passées conjuguées aux perceptions présentes construisent le “ moi“ d’instant en instant. Ainsi, par exemple, la phrase est toujours entrain d’indiquer qu’il y a quelqu’un ici :

Les gunas : le sāmkhya, philosophie indienne qui imprègne les textes, fait une analyse du monde comme la combinaison de trois forces conjuguées qui cherchent constamment à prendre le dessus :

Le sāmkhya définit l’esprit humain comme un organe interne, à trois niveaux :

Chap. 3 strophe 33 : « Même le sage agit en harmonie avec sa propre nature. Tous les êtres suivent leur nature ».
A quoi sert la contrainte ? « Je m’entête affreusement à aimer la liberté libre », Arthur Rimbaud.

Chap. 3 strophe 5 : « Personne ne demeure inactif un seul instant, tout nous pousse à l’action ; ce sont des faits de la nature. »
Les premier et dernier mots des yoga sūtra de Patanjali sont : atha ( maintenant) et iti (c’est ainsi).
En Inde, mieux vaut accomplir son destin, svadharma, que de vouloir accomplir le destin de quelqu’un d’autre, ce qui est périlleux.
karma-marga, c’est le quotidien dans ce qu’il a de répétitif et de servile. Comment sortir de la “cuirasse “¹ et de la servitude. Quelle qualité l’action a-t-elle ? L’action est libératrice si elle jaillit de l’enthousiasme ; agit-on par intérêt ou par passion ? Quand et pourquoi perd-on l’enthousiasme ?

¹La cuirasse : les contractions corporelles et psychiques consécutives à la notion d’être un moi séparé. (cf W. Reich).

Chap. 3 strophe 47- 48 : « Ne t’attache pas aux actes, demeurant le même dans le succès et l’insuccès ».
Il n’y a pas de jugement à porter en termes de bien ou de mal ; tout jugement est de la nature de la pensée, inoculé par le cadre de vie. L’idée d’une morale universelle est une fiction. Le jugement sur nous-mêmes est mauvais ; comment s’en défaire ?
La présence à soi est altérée par les tensions internes : les enjeux créent des tensions énormes, pas de détente possible. La comparaison est un processus inscrit très tôt, elle est très réductrice.
Vouloir convaincre les autres pour qu’ils deviennent comme nous n’est pas un acte basé sur l’enthousiasme mais dicté par la peur : vouloir que les autres se conforment à un modèle influencé par les choix que l’on a fait.

Chap. 4 strophe 16 : « Qu’est-ce que l’action ? la non-action ? Même les sages ne sont pas d’accord » .
karma, c’est l’action délibérée dépendant du passé : action- réaction- destin.
a-karma, c’est la non action. vi-karma, c’est l’action délibérée qui cherche à dévier l’action du karma, à interférer.

Chap. 4 strophe 18 : « inaction dans l’action et action dans l’inaction »
Il faut comprendre l’origine des actes (s’éveiller à l’origine des actes), l’origine de l’action manipulatoire et comprendre le non-agir.

Chap. 2 strophe 24 : « L’âme est éternelle, indestructible, constante au sein du changement ».
Nous sommes animés par des mécanismes qui s’interpénètrent et où est la liberté ? Ne pas rester à regarder les “machines“ mais se tourner vers Ce qui regarde les machines. Voir est un acte, retournons-nous vers Ce qui voit. Moi est un objet sur le plan de la conscience. Voir avant de penser et de
comprendre. Il n’y a pas de temps ni d’espace dans le domaine de la Conscience. « Se faire voyant », dit Rimbaud. La pensée c’est de
la mémoire, c’est rassurant. Pour accepter l’inconnu, l’intelligence est-elle nécessaire ? Un appétit pour l’authentique ? C’est la peur qui ramène à la conformité.

2) JÑĀNA YOGA.
jñāna, c’est la connaissance au sens d’une nouvelle prise de conscience, un acte natif qui peut permettre la renaissance, une sorte de révolution intérieure.
jñāna yoga, le yoga de la connaissance ne peut être un acquis enregistré.
Le mot rétrécit la saveur de l’émotion, du sentiment, fait “penser l’émotion“ plutôt que la ressentir.
Le texte sacré peut ainsi remettre en route la sensibilité affaiblie par les concepts.

Chap. 6 strophe 19 : « De la même façon qu’une lampe dresse sa flamme en l’absence de vent, de même le yogi au mental apaisé pratiquant le yoga du Soi – dhyāna yoga – se tient immobile ».
Il s’agit de mettre au second plan la pensée, qui est prédominante en occident. La pensée est du langage, un objet dans le champ de conscience ; elle est génératrice du moi comme faux sujet et induit une valorisation de l’activité cérébrale du style “être soi-même le vent qui fait bouger la flamme“.
L’image d’une flamme immobile est l’image de l’esprit apaisé. Est-ce possible ? La pensée est distrayante, elle remplit un vide ; même si c’est douloureux c’est mieux que ce vide qui pourtant est plein. Trop de paroles, outil de fuite, masque le silence, mauna : le silence, muni, le silencieux. Ecouter son propre bruit intérieur et pendant l’écoute, il s’estompe. La pensée est génératrice du moi en tant que faux sujet.
Comment devenir conscient de l’importance du silence ? Comment faire taire le bruit incessant des pensées ? En pratiquant la méditation : lorsqu’on porte l’énergie sur autre chose, elle n’est plus utilisée par la pensée. Ou bien en écoutant avec bienveillance comme on écouterait un bruit extérieur.
« Penser, c’est créer une image, même subtile » (Stephen Jourdain). Dans notre civilisation, nous valorisons l’activité cérébrale de penser et la façon de l’exprimer.
En se plongeant dans le sentiment d’être, les idées disparaissent. La pensée s’autoalimente inutilement.
Comment se déconditionner ? En goûtant au silence, les pensées se détachent sur le fond du silence.

3) BHAKTI YOGA.
bhakti yoga : attitude de recevoir en partage. Que peut-on donner de soi ? l’amour sans condition ? L’amour du Divin ; l’amour en tant
qu’ouverture sans protection. L’accueil inconditionnel. La structure protectrice peut-elle être percée ?
Dans la BG, le seul amour qui semble accessible (sans marchandage) semble être l’amour du Divin.

Chap. 12 strophe 15 : « Celui ou celle devant qui le monde ne tremble pas, ou celui ou celle qui ne tremble pas devant le monde, libéré de la détresse, de la crainte, de la colère ou de la joie, celui ou celle-là m’est cher ».
L’idée du moi séparé donne le sentiment d’être étouffé, enfermé dans une cuirasse, une meurtrissure avec la crainte d’être à nouveau blessé.
Il s’agit de devenir de plus en plus conscient que ce qui est, est, à la mesure de om tat sat : cela est, ne jamais projeter que les choses pourraient être autrement.
Le yogi – être libéré – est au-dessus des dieux, dans la hiérarchie des valeurs en Inde.

Chap. 18 strophe 6 : « Les œuvres doivent être accomplies en rejetant tout attachement et en renonçant à leurs fruits ».
Chaque être a sa place et doit accomplir ce qui lui revient : dharma. Aller au-delà de ce devoir sans tentative pour se protéger du manque.
Abandonner tous ses devoirs : c’est la confiance dans la vie et dans ce qui se présente, plonger dans la quintessence des émotions et évènements.

Chap. 9 strophe 29 : « Je suis équanime à l’égard de tous les êtres : aucun n’est pour moi haïssable ni cher. »
Ultimement il n’y a pas de différence entre les violents et les victimes ; tous sont porteurs de mêmes choses et ont une importance égale dans le jeu de l’existence.
Si l’on regarde la nature, la justice est absente ; le monde est tissé de contrastes. La justice est une croyance. Qu’estce au juste la justice ? Considérons la nature projective de nos choix, dans nos relations.
Etre promu au rang de “maître“ est une tragédie et c’est autodestructeur : cela crée un champ de croyances délétère. »

Michèle-Anne DAVID – 2015