Hommage à T.K.V. Desikachar.

T.K.V. Desikachar

21 juin 1938 – 8 août 2016

L’homme est mort. Son enseignement vivra encore longtemps.

Il était un des six enfants de T. Krishnamacharya.
Son père est reconnu aujourd’hui comme étant parmi les plus grands maîtres de son temps (1888-1989), fondateur malgré lui du yoga actuel, dont les élèves célèbres – BKS Iyengar, Pattabhi Jois, Indra Devi et T.K.V. Desikachar, pour ne citer que ceux-là – ont fait connaître le yoga dans le monde entier et ont propulsé cette discipline indienne à être pratiquée par des millions de personnes au travers du globe.
T.K.V. Desikachar a suivi et réussi des études d’ingénieur, ce qui rendait ses parents très fiers.
Mais il a demandé à son père de lui enseigner de manière profonde cette discipline, plusieurs fois millénaires, suite à un incident dont il avait été témoin. En rentrant du travail, il a vu son père dans les bras d’une femme occidentale ! Surpris, il a demandé pourquoi il s’était laissé faire – son père étant très traditionaliste. Krishnamacharya lui a expliqué que la dame, qui souffrait d’insomnie depuis des années, venait de passer une nuit de sommeil normale suite à la pratique qu’il avait conçue pour elle et qu’il supposait que c’était comme cela que l’on montrait de la reconnaissance en Occident… Desikachar disait souvent que cette scène lui avait fait prendre conscience que son père était un être d’exception et qu’il sentait qu’il devait apprendre autant qu’il pouvait avec lui tant que c’était possible – son père avait alors 71 ans.
Il abandonna rapidement le métier d’ingénieur et étudia avec lui jusqu’à sa mort trente ans plus tard.

Desikachar a fondé, en 1976, le Krishnamacharya Yoga Mandiram pour diffuser l’enseignement de son père. C’est dans cette petite maison de St Mary’s Road à Madras que je l’ai rencontré pour la première fois en avril 1983.
J’ai commencé la pratique du yoga en Angleterre en 1972 et, poussé par mon enseignante Jean (Jeanne) Oddy, j’ai suivi une formation assez vite après. Au milieu des années 70, lors d’un stage avec Martin Underwood et Ian Rawlinson, qui étaient parmi les premiers élèves occidentaux de Desikachar, j’ai découvert une façon de pratiquer qui m’a frappé par son harmonie, son unité et sa manière intelligente et fine de réunir les aspects tangibles et subtils du yoga. Tout cela sans mysticisme mais pas sans profondeur. Bien au contraire, il me semble avoir gouté à drashtu svarûpe avasthânam, la présence de la Conscience dans sa vraie nature, que Patanjali présente comme étant un signe clair que l’on est (temporairement) dans l’état de yoga. J’ai pris note du nom de l’enseignant – affaire à suivre…

En France et enseignant le yoga à la fin des années 70, j’ai rencontré François Lorin, j’ai participé à ses stages et pris des cours individuels avec lui. Passionné par cette façon d’enseigner, j’ai demandé à François s’il pensait que Desikachar m’accepterait comme élève. « Tu n’as qu’à essayer » me répondit-il. C’est ce que j’ai fait et, après avoir essuyé plusieurs refus gentiment formulés, Desikachar me proposa de venir en avril 1983. Un choc culturel et thermique !

Toutefois le plus grand choc fut humain.
J’ai rencontré un homme sensible, humble, perspicace, respectueux et motivant. Il m’impressionnait par son autorité naturelle et rassurante. Il me valorisait tout en m’incitant subtilement à regarder un peu plus en profondeur la nature des choses et particulièrement ce qui me faisait fonctionner – what makes you tick, on dit en anglais.

Ce fut le début d’une association qui dura plus de trente ans. Il était mon enseignant. J’étais son élève. Je répondais présent quand il me demandait quelque chose. Il m’accueillait quand je voulais le voir. Il avait une patience bienveillante à toute épreuve dans le rôle d’enseignant, alors que son caractère de base était celui d’un fougueux, d’un rapide. Il m’a confié que lorsqu’il était petit ses parents le nommaient « wild horse – cheval fou », faisant écho à « fast face – visage rapide » dont j’étais gratifié par mes parents !

Quelles sont les spécificités de son enseignement ?
J’ai l’habitude de parler des « piliers », c’est à dire ce qui fait tenir l’édifice de son approche du yoga.
Je vais en citer huit – mais j’en rajoute régulièrement ! L’ordre d’énoncé n’est pas immuable.

Respect
Il s’agit de prendre en considération qui pratique. Mettre l’humain au centre et non les techniques du yoga.

Observation – écoute
Afin de respecter la personne qui pratique, il est indispensable de développer les capacités d’observation et d’écoute de ce qui est dit et, si possible, de ce qui est sous entendu…

Adaptation (viniyoga)
C’est l’idée d’une application appropriée des techniques en fonction d’un maximum d’informations glanées par l’observation et l’écoute.

Pratique personnelle – cours individuel
Desikachar insistait beaucoup sur la nécessité d’une pratique personnelle autonome et régulière et le cours individuel est le meilleur cadre pour mettre cela en oeuvre.

La respiration consciente (prânâyâma)
Elle accompagne les mouvements, rend vivantes les postures statiques et prépare un temps méditatif en posture assise à la fin d’une séance pratique.

L’orientation de l’attention (bhâvana)
Impliquer le mental dans le déroulement d’une séance, dans les exercices qui la compose et créer réellement le lien corps-souffle-mental.

Sons et chant
L’utilisation des sons ou du chant dans les postures et dans l’assise est un élément qu’il employait beaucoup pour les effets sur l’ensemble de l’être et pour invoquer le spirituel.

Yoga Sûtra de Patanjali
Le texte de base est étudié en détail pour que la pratique s’élargisse du tapis au quotidien afin que le chercheur en yoga comprenne les aspects qui le freinent dans sa démarche aussi bien que ceux qui l’aident.

En écrivant ces mots, pour la revue Aperçus, en guise d’hommage à un homme et son oeuvre, je pense à l’équipe qui m’a aidé et soutenu en 1998 et 1999, lorsque Desikachar est venu à Narbonne à la Pentecôte 1999 pour être l’intervenant principal dans un symposium que nous avions organisé sur le thème « Yoga et 21ème siècle » et qui a réuni près de 300 personnes. C’était la naissance de l’association « Yoga Tradition Evolution » qui est aujourd’hui une association régionale de l’IFY. J’avais demandé à Desikachar de venir le soir avec toute l’équipe dans un restaurant à la fin de l’évènement. Malgré le fait qu’il allait généralement au lit tôt et qu’il n’appréciait guère de rester longtemps à table, il a accepté, sachant que c’était très important pour le groupe qu’il soit présent. Quand on s’est retrouvé dans la voiture pour rentrer, il a regardé sa montre et m’a soufflé incrédule « Trois heures pour manger ! ».

Je m’estime privilégié d’avoir été son élève, de l’avoir accompagné dans ses voyages en Europe, de l’avoir traduit, d’avoir écrit un livre avec lui et de l’avoir accompagné dans les enregistrements de chants qu’il aimait tant.

Desikachar, vous qui, de votre vivant, vous présentiez toujours comme un enseignant de yoga, permettez-moi, maintenant que vous êtes mort, de vous appeler maître.

Martyn Neal, Formateur IFY – 1er septembre 2016.