L’article ci-dessous est extrait de la revue « Le Courrier » éditée par l’association régionale IFY Midi Pyrénées et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
« Dans le yoga sūtra, Patañjali nous dit très clairement : pas d’engagement sans détachement ! Ces deux polarités inséparables forment ensemble une nouvelle entité, abhyāsavairāgya.
Abhyāsa, c’est l’engagement, c’est faire quelque chose de façon répétée, constante et ferme, jour après jour. On peut s’engager en politique, dans le mariage, dans une mission, dans un travail ou une discipline comme la danse, le piano, la boxe … le yoga. Physique, moral ou spirituel, l’engagement signifie pour une personne qu’elle se lie à elle-même dans son devenir, qu’il soit en rapport avec une activité, une autre personne, dans une démarche personnelle ou sociale. C’est s’éprouver responsable de ce qui arrive, selon la teneur de l’engagement, selon sa durée aussi.
L’engagement, le plaisir et la joie
Dans le contexte du yoga, il est intéressant de se tourner vers une commentatrice du yoga sūtra, Vimala Thakar. Dans l’ouvrage qui réunit certains de ses enseignements sur le yoga « Le yoga au-delà de la méditation», elle affirme que le sūtra 1.13 autorise une définition « très rafraîchissante » de abhyāsa : « Quand vous vous intéressez à quelque chose, votre intérêt sincère génère en vous une énergie. Voyez bien que abhyāsa est ce qui soutient cet intérêt. Si l’intérêt pâlit, alors vous pouvez vous forcer à avoir une discipline physique, vous asseoir et pratiquer concentration et méditation, cela ne vous mènera nulle part. ».
Quand l’ego est à saplace, le détachement
Qui n’a pas ressenti cela ? Tant que nous avons de l’intérêt pour quelque chose, que nous ressentons comme une nécessité intérieure, il nous est facile de rester constants et fermes dans notre engagement. Dès que faiblit notre intérêt, notre énergie faiblit aussi. Autre constat, cette énergie qui nous met en mouvement, qui nous soutient et nourrit notre intérêt, génère du plaisir et de la joie. Quand nous nous sentons « portés », que nous faisons et refaisons une action sans lassitude ni lourdeur, il nous arrive de ressentir une merveilleuse légèreté, nous sommes détendus et heureux, avec la sensation d’échapper au temps …
Dans le sūtra 1.12, Patañjali a présenté abhyāsa et vairāgya comme les deux faces d’une médaille. Vimala Thakar ajoute au sujet de mirāgya : « Ce n’est pas une autorité sèche née des contraintes que vous vous imposez ou que vous acceptez d’une autorité. Même si on n’a qu une brève conscience de l’état de citta vrttti nirodhah (c’est-à-dire de la stabilité et de la clarté de notre mental), une brève conscience de cette joie et de cette relaxation, cela amène la diminution de l’appétit pour les objets extérieurs. C’est vairāgya.»
Si nous ressentons cet état de plaisir, de détente et de joie alors même que nous sommes engagés « à fond » dans nos actions, notre soif de performances, de marques de reconnaissance, de « retours sur investissement » commence sponta- nément à faiblir. L’énergie qui est à l’œuvre en nous nous comble.
Le yoga sūtra est le fruit d’une très longue observation du comportement humain, à travers les époques et les styles de vie. Il nous dépeint comme
ayant une tendance profonde, commune à toutes et à tous, le sentiment d’incomplétude. Quelque chose nous manque, nous ne sommes jamais rassasiés. C’est ce qui nous pousse à consommer, amasser, nous identifier avec nos convictions, nos possessions, parfois même avec nos relations amicales, amoureuses, conjugales ou filiales. Cette tendance est profonde, ce « vāsana de base » comme le nomme Vimala Thakar, agit, la plupart du temps en silence, dans tous les domaines de nos vies.
Quand l’énergie de désir se modère, nous pouvons être traversés par le « fameux » lâcher-prise tant recherché aujourd’hui … C’est le sens de vairāgya : lâcher-prise, détachement, renoncement serein… Il faut partir du moi racine rāga, qui est présenté au 2ème chapitre du yoga sūtra, dans la section concernant les klesha, les pulsions inconscientes qui sont sources de souffrance. Dans ce passage, rāga vient à la suite d’asmitā, un autre klesha qui désigne le sens du moi, l’ego. Rāga est défini comme la volonté de prendre, d’obtenir, de contrôler, comme peuvent l’attiser le désir, la convoitise ou la passion. Son énergie nous pousse vers l’extérieur, comme un « flot sortant » (l’expression est de Gérard Blitz qui l’a traduite de l’anglais outflowings) dont la source est l’ego. « L’arrêt de ce flot est vairāgya, un état de non-désir, de paix intérieure où l’on demeure content, satisfait, « sans intention ». C’est être, rien de plus. » commente Gérard Blitz ( dans « Initiation au yoga sūtra »).
Un état intérieur d’équilibre et de paix
L’engagement et le détachement, abhyāsavairāgya, donnent naissance à un état que nous pouvons expérimenter à tout moment : il se produit dès que nous sommes bien établis dans un état intérieur d’équilibre et de paix, au cœur même de l’action dans laquelle nous sommes engagés ou des interactions dans lesquelles nous sommes impliqués. Vairāgya pondère abhyāsa qui, s’il est pratiqué seul et sans discernement, pourrait conduire à un état de rigidité intérieure. Abhyāsa compense vairāgya qui, s’il devient l’énergie prépondérante, pourrait générer une forme de mollesse.
Vimala Thakar précise que cet état d’équilibre, que nous pouvons expérimenter très concrètement à chaque fois que nous pratiquons sur notre tapis de yoga, peut devenir « une dimension normale de conscience ». Lorsque nous parvenons à ouvrir un espace intérieur d’observation que nous cultivons avec patience, constance et humilité, nous nous libérons des forces d’attraction du passé et du futur et nous sommes présents à la rencontre intimeet sans limite avec drashtuh, « ce qui voit ». Nous pouvons nous établir spontanément au centre de notre être et vivre à partir de lui … (sūtra 1.3).
La pratique du yoga nous propose des moyens concrets et naturels à partir de notre propre corps, de notre simple respiration, de notre observation et du non jugement. La conscience de soi s’affine et se développe et nous pouvons constater que, contrairement à notre attitude habituelle, qui est d’agir volontairement pour prendre ou obtenir quelque chose, nous pouvons recevoir, être touchés en profondeur, sentir l’étendue de notre capacité d’être. Les progrès que nous constatons dans la pratique du yoga ont peu de choses à voir avec la maîtrise des postures ou des prānāyāma … ce qui n’empêche pas de s’en réjouir quand ils sont là ! Les vraies avancées se font sur le plan de la qualité et de la subtilité de la conscience que nous avons de nous-même et de ce qui est Vivant en nous. Et ce sont les postures les plus simples qui peuvent nous amener à expérimenter notre puissance d’être.
Marie-Claire GRANGE, professeur IFY – 2020