Autour de Ahiṃsā

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon-Centre-Est et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.

« Notons pour commencer que ahiṃsā est un terme sanskrit basé sur la racine HIMS, que l’on peut traduire par : causer du dommage matériel, blesser, tuer, ou détruire. Le préfixe «a» indique un sens privatif et indique « l’absence de». Il en change donc radicalement le sens. Une première définition¹ généralement utilisée est «non­ violence», ou «non-nuisance», ce qui permet de conserver ce préfixe privatif.

Voyons de plus près ce que cette notion peut recouvrir et sa place dans la démarche du yoga. Pour cela, je me rattacherai d’abord au texte du yoga-sūtra (abrévié YS par la suite). Le mot ahiṃsā y apparaît seulement à deux reprises dans le deuxième chapitre, qui présente les moyens pour installer le yoga et notamment les fameux huit membres.

Pour rappel (ou information), ces huit membres (ou corps) sont les huit composantes inséparables et complémentaires de la démarche du yoga, la «base de travail» de ce qu’un pratiquant de yoga cherche à installer. Pour faire court, le yoga nous invite à ajuster notre relation à «huit corps» : relationnel, personnel, physique, énergétique, sensorimoteur, mental, psychique et spirituel.

10 disciplines relationnelles et personnelles

Nous allons nous pencher sur les deux premiers membres, qui sont également appelés «disciplines relationnelles (ou yama) et personnelles (ou niyama)» car ce sont des attitudes à développer dans nos vies. Patañjali dénombre cinq yama, qui nous invitent à devenir non-violents, sincères, honnêtes, tempérés (c’est-à-dire canaliser nos pulsions) et sobres, dans nos relations aux autres, et cinq niyama, selon lesquels nous cherchons à devenir purs (corporellement et spirituellement), satisfaits (de ce que l’on a), courageux (dans nos efforts), conscients de qui nous sommes et de ce qui nous dépasse. Parmi ces 10 disciplines, qui fonctionnent ensemble, ahiṃsā en constitue le tout premier. Il a donc une place particulière car il constitue également le tout premier élément des huit membres, le tout premier outil à installer sur le chemin du yoga.

Pourquoi parler de disciplines ? Patañjali utilise le terme de «yama» qui signifie contrôle, devoir moral, règle ou en-core observance. Il laisse ainsi entendre que les préceptes listés nécessitent une volonté pour être installés, un effort. Autrement dit, ils ne s’installent pas d’eux-mêmes et, de manière innée, l’Homme développerait les qualités opposées. L’auteur du YS nous présente donc comme étant par nature violents et égoïstes, menteurs, voleurs, remplis de pulsions, avides, corrompus, insatiables, paresseux, ignorants sur nous-mêmes et arrogants, voire suffisants. Voici qui dresse un tableau bien froid et assez pessimiste de l’être humain, au premier abord. En y regardant de plus près, il peut sembler tout de même assez réaliste. Il n’y a qu’à observer ce qui se passe dans une cour de récréation : c’est une petite communauté d’individus encore peu marqués par une éducation ou des préceptes extérieurs. Un enfant fait principalement ce qui lui semble bon pour lui, spontanément, de manière assez égoïste. Cela fait justement partie de son «éducation» que d’apprendre à vivre en société, à réguler ses actes, etc. Naturellement, un enfant ramène à la maison le jouet de son copain, n’hésite pas à lui donner un coup de poing ou de pied s’il n’est pas content, raconte des histoires qui ressemblent fortement à des mensonges, entre dans une pulsion de collections d’objets, peut manger goulûment des bonbons à s’en rendre malade, cherchera si possible à éviter les efforts inutiles, etc.

Les sociétés humaines se construisent souvent autour de «la loi du plus fort» et elles ont inventé les «forces de l’ordre» pour limiter les comportements violents. Ce n’est que grâce à des règles de vie que les êtres humains arrivent à fonctionner ensemble, tels que les codes et lois de la République, une éthique de vie, une éducation, un courant religieux (les 10 commandements par exemple) ou philosophique, etc. L’être humain met en place un cadre de conduite à peu près universel tout autour du monde depuis bien longtemps. Le YS, qui traite de la psychologie humaine, propose lui aussi ses «règles de vie» : les yama/niyama seraient en quelque sorte les« 10 commandements» du yoga.

Nous remarquons vite que cela nous demande beaucoup d’énergie de réfréner nos pulsions, de ne pas agir seulement selon nos comportements automatiques. Il faut «faire des efforts», mais c’est un effort particulier puisque ce n’est pas en vue de réaliser une action qui soit difficile, mais plutôt de se retenir de suivre un chemin trop évident, trop facile. Qui n’a jamais été pris d’une sorte de boulimie devant son plat préféré, jusqu’à «trop manger» ? Qui n’a jamais été tenté d’acheter encore un petit objet favori, pour compléter sa collection ? Qui n’a jamais agi par peur, jalousie, sous l’effet de la colère ou d’une émotion forte ? Au risque de se sentir coupable ensuite, une fois l’impulsion passée.

Suivre ces disciplines est un voeu pieu

Soyons réalistes, changer son comportement est compliqué. Le YS II 31 nous prévient :

« L’engagement complet dans les cinq yama
en toutes circonstances (sociale, culturelle,
intellectuelle ou individuelle) est considéré
comme le « grand vœu » . » ²

Autrement dit, nous n’y arriverons pas ! Ou en tout cas pas tout de suite, pas facilement. C’est un vœu pieu de vouloir suivre parfaitement toutes ces recommandations. Ce serait la marque d’un être humain qui a déjà beaucoup cheminé. Il peut servir d’objectif, mais ne semble pas atteignable pour tout le monde. Une seule de ces qualités complètement installée nous transformerait déjà en Saint, semble-t-il.

Alors pour nous autres, les apprentis yogi, le yoga nous propose d’avancer par étapes. C’est d’ailleurs une solution que notre courant de yoga met particulièrement en avant : découpons un gros problème en petites étapes réalistes et surmontables. Avançons chacun à notre vitesse vers notre objectif posément choisi, en fonction de l’ardeur que l’on souhaite y mettre, de ce qui nous semble juste et aussi de nos capacités. Soyons réalistes !
Patañjali est pragmatique et c’est là sans doute une grande partie de la force de son texte, de portée universelle. Il parle de notre fonctionnement psychologique habituel et nous propose des solutions concrètes.

YS II 33 :

« Quand ces attitudes de vie sont remises en
question, il faut savoir prendre le contre-pied. » ³

Nous allons sans doute nous rendre compte que nous n’arrivons pas à suivre à la lettre ces recommandations et cela peut être source de tension interne. Il y aura certainement à un moment ou un autre un écart entre un idéal que nous souhaitons installer et la réalité de notre vie quotidienne. Si cela arrive, le texte nous propose alors de se changer les idées, de s’ouvrir à d’autres attitudes possibles, de réfléchir à des alternatives. Il nous propose de se pencher sur ce qui pourrait arriver si nous nous comportions de manière différente, en accord avec les dix yama/niyama bien sûr. Il est bien sûr intéressant de nous interroger sur les obstacles mentaux sur lesquels nous buttons, pour chercher à comprendre ce qu’ils révèlent de nous-­mêmes.

YS II 34 :

« Par exemple, les pulsions contraires aux préceptes du yoga, que l’on agisse soi-même, que l’on encourage ou bien qu’on laisse faire, peuvent être freinées si l’on réfléchit aux conséquences négatives de ces actes.
Ces attitudes trouvent souvent leur origine dans notre colère, notre cupidité et dans une mauvaise perception de la situation : elles ne peuvent amener que souffrance et ignorance. Que ces actes soient importants ou non, une réflexion menée dans une atmosphère favorable (inverse à celle qui a créé ces actes) permet de les réduire pour l’avenir »
.4

Nous nous laissons égarer par nous-mêmes en interprétant la situation, plutôt qu’en l’observant de manière objective. La réaction la plus directe n’est pas forcément la meilleure sur le long terme. Elle nous soulage peut-être, car nous avons l’impression de nous exprimer librement, mais sous la conduite de nos émotions, nos actions ne sont pas forcément justes et nous pouvons d’ailleurs les regretter par la suite. Patañjali souhaite à mon avis montrer qu’il n’y a pas de demi-mesure : il indique que nous sommes impliqués dans chaque évènement de la vie, que nous soyons acteur direct ou pas. Car à ses yeux, créer une situation conflictuelle, la tolérer ou même l’approuver relève pour lui du même niveau de responsabilité. Si nous pouvons agir, nous devons le faire. Tant que nous ne sommes pas engagés à 100 %, ce n’est pas suffisant, car nos comportements innés ressortent parfois et «au mauvais moment». Il est facile d’être vertueux quand il n’y a pas de tentation, mais comment le rester dans des situations difficiles ? Le chemin pour être dans l’état de yoga (un mental stable) demande un engagement complet et c’est sans doute pour cela qu’il précise donc en même temps quoi faire quand nous n’y arriverons pas.

Que signifie ahiṃsā dans notre vie ?

Et c’est là où nous en revenons à ahiṃsā : cette présentation des disciplines relationnelles et personnelles permet de comprendre que cette « non-violence » n’est pas présentée en premier par hasard. Elle est le soubassement, le minimum requis, la condition sine qua non de la mise en place du yoga dans nos vies, rien de moins !
De lui découle tous les autres préceptes. Appliqué dans son sens large, c’est à dire « ne pas faire de violence à l’autre, ni à soi-même », il se suffi.rait à lui seul. Les préceptes suivants n’en sont que des déclinaisons si on regarde les effets à long terme. Sans cette absence de violence, à quoi bon chercher à installer les autres ? Je citerai à ce sujet Mahatma Gandhi, une des incarnations de ce principe de non-violence : « rien de durable ne peut être construit sur la violence». La traduction « non-violence » est tout de même un peu limitée, car elle ne recouvre pas l’ensemble des intentions présentes dans le mot sanskrit ahiṃsā. Allons explorer un peu plus précisément sa signification et ses applications.

Le terme indique qu’il s’agit d’installer fermement une volonté systématique de ne pas nuire à quiconque. Au sens large, cela inclut tous les êtres vivants, quels qu’ils soient. T.K.V. Desikachar 5 dans sa traduction du YS, le définit par «la considération envers tous les êtres vivants, en particulier ceux qui sont innocents, en difficulté, ou qui se trouvent dans une situation pire que la nôtre
Il me semble donc que la définition est très subjective et que chacun doit donc l’adapter en fonction de la personne qu’il a en face de lui. Quelques exemples pour vous aider à clarifier ce point, même s’il restera a priori toujours subjectif. Il semble admis qu’une personne qui accomplit son métier (ou son rôle) dans le respect des règles, peut dans ce cas porter nuisance à un autre être. Par exemple, un gardien de prison, tout en respectant scrupuleusement son travail, limite par définition la liberté d’un être humain. Ou encore un psychologue peut faire interner un patient s’il juge qu’il est dangereux pour lui-même ou pour autrui. Cela fait partie des « seuils de tolérance » de l’application de ahiṃsā.

Une autre question fondamentale est l’attitude à adopter devant une forme de violence : doit-on rester passif ? Par exemple, laisser faire un harceleur dans un transport en commun, sous prétexte de vouloir respecter ahiṃsā ne semble pas correspondre à l’engagement demandé par Patañjali. Certaines situations nécessitent de réagir, et notamment, ce serait ma définition, si l’action engagée crée au final moins de violence que l’action initiale. Heureusement, les actes définis comme violents sont en général rares dans nos vies quotidiennes. Il n’en reste pas moins vrai que la violence peut trouver sa place tous les jours dans des paroles ou des actes non appropriés, qui vont blesser quelqu’un. Le yoga doit se vivre en cohérence globale dans notre vie : ça n’a aucun sens de s’engueuler inutilement avec quelqu’un dans la rue, en sortant d’une séance de yoga.

Comment traduire ahiṃsā ?

En se tournant vers notre culture, nous trouvons le mot«charité», qui signifie, dans le sens chrétien, de considérer que l’autre à une très grande valeur en tant que «créature de Dieu». Par extension, le terme est utilisé dans le sens de faire le bien d’autrui. Le sens y est, mais le mot charité est sans doute trop connoté pour l’utiliser tel quel. Je comprends ahiṃsā comme un mélange de bonté, de fraternité (au sens large), de compassion, mais aussi de considération envers les autres. Ce serait créer une relation pacifique envers toute forme de vie, dans l’idée que cette relation se fait à double sens. Elle nécessite certainement une attitude de respect et de bienveillance, donc de se soucier à la fois du confort, de la santé et du bien-être de l’autre.
D’ailleurs, Patañjali nous dit dans le YS II 35 que : «l’hostilité disparaît face à celui qui est installé dans cette bien-veillance.» 6

Il est bien connu que la manière dont on entre. en contact avec quelqu’un influence sa réaction. C’est pour cette raison que les commerciaux apprennent à dire «bonjour». Tout se joue dès les premiers mots. Ajouter un sourire à la phrase en change la tonalité, favorise l’écoute et met plus facilement l’interlocuteur dans un bon état. Le ressenti est forcément différent si l’on dit bonjour à quelqu’un en restant les sourcils froncés et la bouche triste.

J’ai déjà remarqué que les jours où je marche dans la rue avec un sourire de contentement, plusieurs personnes me disent spontanément bonjour ou me sourient en retour. Il se passe quelque chose de beaucoup plus joyeux que les jours où j’ai un visage neutre. Je ne sais pas si c’est ahiṃsā , mais ça représente déjà le minimum à mettre en place pour commencer une relation.

Comme c’est à chacun de « balayer devant sa porte », le meilleur chemin que nous propose le yoga est certainement d’apprivoiser nos ennemis intérieurs, de se mettre en paix, en bienveillance avec nous-même. Alors, et alors seulement, nos «ennemis extérieurs» tombent d’eux-mêmes et ne nous impactent plus.
Si on considère le yoga comme un exercice mental, alors s’exercer à toujours chercher le positif chez l’autre est un entraînement, au même titre que les postures, la méditation ou les exercices respiratoires. On pourrait peut-être le résumer par «Je sais que j’ai des défauts, alors j’accepte ceux des autres».

L’équilibre fragile qui est proposé est de savoir être et savoir agir de manière juste pour soi, c’est à dire de rester en respect avec ses convictions et ses rôles, tout en accueillant l’autre dans sa singularité et sans chercher à le bousculer dans ses propres convictions et rôles. Ce serait un état d’être pleinement à sa place, tout en laissant celle de l’autre. Une certaine manière d’être au monde, «en relation avec» …

Une ancienne illustration d’ahiṃsā montre une lionne et une vache qui viennent boire au même point d’eau. Elles ne sont plus dans la relation proie-prédatrice. Le lionceau tête la vache, tandis que le veau tête la lionne.

¹ Dès que l’on s’appuie sur des mots sanskrit, chaque traduction porte à discussion. J’ai choisi dans cet article d’orienter mes choix de traduction afin d’alimenter le sujet que je souhaitais mettre en avant. J’aurais pu choisir d’autres traductions dans un autre contexte.

² Traduction personnelle, à partir de «Yoga-sūtra de Patañjali -Texte traduit et commentaire de T.K.V. Desikachar -Éditions du Rocher» et de «Patañjali yoga sūtra -Traduction et commentaire de Frans Moors -Les Cahiers de Présence d’Esprit»

³ Traduction : idem

4 Traduction : idem

5 T.K.V. Desikachar est le référent indien de notre courant de yoga

6 Traduction : idem

Laurent SIMON, professeur IFY – 2024