Ānanda – la joie.

L’article ci-dessous est extrait de la revue « Trait d’union » éditée par l’association régionale IFY Lyon-Centre-Est.

« Chennai, sur le toit de terrasse de la maison de T.K.V. Desikachar… La pratique qu’il vient de nous guider se termine. Nous avons pu faire le calme dans nos esprits plus ou moins agités ; l’impatience joyeuse d’apprendre auprès de notre professeur indien, la perspective de faire des courses “exotiques”, le bruit non-stop de la rue, le cri des choucas à quelques mètres de nous… se taisent. T.K.V. Desikachar se lève alors, prend la craie, et écrit au tableau : “Suis-je joyeux parce que je suis en paix, ou bien suis-je en paix parce que je suis joyeux ?”. Je me souviens du bond qu’a fait mon mental à la lecture de ces mots que je me suis mise à tricoter, détricoter…

Plus que jamais, la période que nous vivons, nous oblige à tenter de trouver notre réponse à cette question à la provocation féconde. Joie ou Paix de savoir que je peux me promener toute la journée dans un rayon de dix kilomètres ? Joie ou Paix de ce moment de contemplation devant le prunus en fleurs ? Comment trouver la Joie ? La Paix ? L’un des deux peut-il engendrer l’autre ?

La Joie, dont les synonymes pourraient être, le bonheur, la jouissance, la béatitude, le contentement et la satisfaction, est désignée en sanskrit par le mot ānanda. Ānanda, c’est la félicité, la joie sans fin impliquant la satisfaction de tous les désirs.

Nous trouvons ce terme dans bon nombre de textes indiens ; des textes religieux mais aussi dans les textes sur la théorie de l’esthétique indienne. Dans les premiers, il désigne l’état de joie intense et profonde ressentie par les mystiques lors de leurs dévotions envers leur Dieu. Joie qu’ils trouvaient en buvant et en offrant le soma (le nectar des dieux), boisson issue d’une plante comparable à l’ambroisie et qui rend les dieux immortels. Dans les seconds, ānanda est mis en lien étroit avec la notion de rasa, saveur. Le plaisir esthétique est savouré, goûté, “mastiqué” jusqu’à emplir entièrement la conscience de l’individu et lui permettre d’accéder à l’unité, à la félicité. Nous pouvons voir aussi dans les Veda des passages reliant ānanda au plaisir sexuel, à l’extase orgasmique, en rapport avec la notion de procréation, dont quelques commentateurs parlent de représentation symbolique.

Nous notons également la présence d’ānanda dans les noms de religieux ou maîtres célèbres : Swami Satyānanda Sarasvati , Mā Ānanda Mayī…

Si ces moyens d’accéder à la Joie nous parlent, leur application dans notre quotidien est moins évidente. Cependant, l’étymologie du mot nous offre une clé d’importance : ānanda est formé du nom verbal nanda, le plaisir, et du préfixe ā, qui indique le lieu où se trouve l’action, c’est-à-dire notre être profond.
La joie n’est pas à acquérir car elle est en nous, elle fait partie de notre nature, de notre humanité. Nous ne devons pas chercher à la posséder, mais retrouver le chemin qui nous y conduit.

« La joie est infinitude. Il n’y a pas de joie dans le fini. Mais il faut désirer connaître l’infinitude. Je désire, Seigneur, connaître l’infinitude » nous dit l’Ecclésiaste.

Est-ce cette infinitude pressentie qui nous fait peur et qui nous fait nous accrocher au fini, à ce que nous connaissons, car rassurant et sans mystère ? Oui, il faut le désirer ardemment ; un engagement d’attention au quotidien à déceler les signes, parfois minimes mais bien là, que la Joie nous envoie. Accepter de se détacher du connu et de ses plaisirs au goût de “déjà vu”.
Les marcheurs le savent bien. Que la tentation est forte de prolonger la ligne droite jusqu’au prochain virage, vers la découverte d’un paysage inconnu ! Poussés par la Joie ressentie, un regain d’énergie se manifeste qui nous fait aller de l’avant. N’est-ce pas Krisnamurti qui disait que la méditation est l’art majeur de l’être humain et qu’il fallait vivre chaque moment comme un voyage vers l’inconnu ? Le Yoga nous apprend à être de “bons marcheurs”!

QUE NOUS DIT LE YOGASŪTRA ?

Si le terme ānanda, désignant la Joie infinie, n’apparaît qu’une seule fois dans le texte, nous en trouvons trois autres exprimant la diversité des formes que peut prendre la Joie : muditā (l’enthousiasme), samtoṣa (le contentement), et sukha (le bonheur). Si l’on met à part ānanda qui vient en premier dans le texte, lors de la description des étapes vers samādhi (la présence en union totale avec ce qui est), une progression s’exprime dans les trois autres, nous conduisant vers une Joie intérieure de plus en plus profonde.

Muditā : est le fait de se réjouir, de s’enthousiasmer.
C’est une des quatre directions, attitudes, qui nous sont indiquées face aux personnes heureuses ( YS I 33) pour avoir un mental serein. Ce conseil de Patañjali a bien sa place, me semble-t-il, dans notre communication avec autrui. L’envie et la jalousie jaillissent souvent hélas face à ceux qui ont plus, qui font mieux, et qui sont plus sages. Il nous faut prendre conscience que ces sentiments négatifs nous alourdissent et viennent encombrer le champ des possibles dans la relation.
En prendre conscience est un premier pas qui peut en engendrer un autre ; se réjouir de la réussite de l’autre, de ses richesses, morales, intellectuelles, de ses possessions… Nous nous sentirons alors beaucoup plus légers et libres dans le rapport à l’autre, qui lui-même se sentira plus libre vis-à-vis de nous. Faire face à ce sentiment quasi instinctif de jalousie n’est pas toujours facile. Nous devons lui apprendre à se taire par un changement radical d’habitude. “Aimerais-je être à sa place ? Ai-je besoin de tout cela ?” S’apercevoir aussi que nous ne voyons qu’une facette de l’autre, et encore, à travers notre filtre ! Quelque peu “méthode
Coué” au début, le conseil de Patañjali va trouver sa place de plus en plus naturellement. Nous trouvons alors la nôtre dans la relation, avec une fluidité qui nous rendra véritablement joyeux.

Samtoṣa : ( YS II 42) le contentement dont il s’agit n’est pas de l’autosatisfaction. Le texte nous dit qu’il nous permet d’accéder à un bonheur intense, total. C’est voir le verre à moitié plein et non à moitié vide dans tout ce que nous offre la vie. Je me souviens de l’exemple donné par une élève dont la voiture avait eu un pneu crevé par un acte de vandalisme :
j’ai vraiment de la chance, on aurait pu me crever les quatre !” Un renversement de point de vue qui la faisait rire.
T.K.V. Desikachar disait que le contentement consistait à faire ce qu’il faut pour être bien, heureux, le plus longtemps possible. Une attitude qui nous fait apprécier l’instant présent, qui nous permet de nous détacher de ce qui change sans cesse et nous amène petit à petit vers la compréhension de qui nous sommes vraiment, et nous rapproche du cœur.

Sukha : (YS II 46 mais aussi I 33, II 5/7/42) est un sentiment “d’espace heureux”, de bonheur intérieur.
Nous pouvons le ressentir dans l’assise méditative, et dans la posture : celle que nous avons sur le tapis, mais aussi celle que nous avons dans la vie. N’est-ce pas là où doit nous amener notre pratique ? Bien ancré sur terre, redressé, le mental stable et calme, en relation juste avec ce qui nous entoure, la Vie trouve sa place en nous et nous la goûtons, simplement.

Ānanda : (YS I 17) Le but ultime du yoga est la libération, kaivalya, état de plénitude avec la réalité telle qu’elle est. Nous pouvons y accéder par étapes appelées samādhi, en nous tournant vers un seul objet, grossier (une bougie, un vase…) ou subtil
(la paix, l’amitié…). Nous restons assidument avec l’objet jusqu’à ce qu’il prenne toute la place en nous et se découvre totalement. Cet état d’unité totale avec l’objet de connaissance choisi est la méditation. La méditation est porteuse de Joie !

Cette rencontre avec l’objet se fait progressivement.
L’aphorisme I 17 nous en décrit les différents moments. Tels le petit prince et le renard, il est un temps où nous nous apprivoisons. Nous avons choisi l’objet et pensons le connaître. Notre mental nous présente tout ce que nous savons de lui ; rien de neuf ne jaillit. Nous avons un peu de mal à nous laisser séduire. C’est la notion de vitarka. Notre connaissance reste superficielle et se borne au déjà connu. Il se peut alors que le mental s’évade et nous présente d’autres objets d’intérêt. Cette “évasion” est bien connue des apprentis méditants dont la dispersion fait partie de leur pratique et de notre quotidien !

Puis, revenant à notre objet, la séduction à son encontre devient plus forte. Il se fait “lourd” et nous attire de plus en plus. En ce sens, il devient guru, celui qui a du poids et qui est porteur de lumière. Il nous permet alors d’accéder à une connaissance beaucoup plus profonde, essentielle, du domaine de l’intuition et qui nous met dans une relation de cœur à cœur avec
lui. C’est vicāra.

Lors de cette expérience lumineuse qu’est vicāra, un sentiment de plénitude, de Joie intense, sans fin, jaillit : ānanda ! Cette Joie semble vouloir croître indéfiniment et ne pas avoir de limite. Nous ne faisons plus qu’un avec l’objet qui a pleinement trouvé sa
place en nous, et nous en lui. Une unité totale qui s’accompagne d’un vécu de “pure êtreté”. Notre place en ce monde est une évidence qui ne se questionne plus. Rien à défendre. L’ego en ce qu’il définit le “je” n’existe plus.

LA TAITTIRĪYA UPANIṢAD

En reprenant l’ordinateur ce matin l’écran affiche :

« Cela ne fait pas grand bien de s’installer dans les rêves en oubliant de vivre » . J.K.Rowling.

Hasard ?
La méditation, souvent, fait peur. Elle est imaginée comme un vide, hors la vie, suscité par un long moment en position assise. Si la pratique méditative a lieu dans bien des cas en tailleur sur un zafu, elle peut, et devrait, être l’attitude à adopter dans notre quotidien ! Plus de zapping, mais une présence, totale et ouverte, à ce que nous vivons ; et cela conduit à la Joie ! Fortement
sollicités de toute part, nous sommes avides ; de tout connaître, de tout visiter, de tout goûter, et même parfois de tout avoir… Dans cette multitude, peu de place, peu de temps pour chaque moment vécu, pour chaque chose. Comment pouvons-nous alors entrer profondément, intimement avec ce que nous vivons ?
Donner de l’espace, prendre son temps, y revenir sont les éléments complémentaires et indispensables à la bonne régulation de notre énergie. N’est-ce pas ce que nous dit Patañjali dans l’aphorisme II 50 à propos du prānāyāma ? Prānāyāma que nous avons tendance la plupart du temps à réduire aux seules techniques respiratoires de nos fins de pratiques…

Mais il s’agit de maîtriser, d’étirer, (yam) notre souffle vital ; de lui donner toute la place qu’il mérite. Pour cela nous devons aussi être attentifs à ce que nous laissons entrer en nous, et en goûter la présence. Nous devons également être attentifs à ce que nous faisons sortir de nous, et goûter alors la rencontre avec nous-mêmes. C’est ce dont il est question dans l’aphorisme
II 49 dont nous traduisons les termes par inspiration, expiration et apnées…

Oui, nous ne devons pas oublier de vivre ! L’aphorisme II 18 du Yoga sūtra nous y incite fortement. Après nous en avoir donné les qualités (guna) il nous conseille de “mâcher”, d’expérimenter (bhoga), de savourer, de vivre pleinement ce que nous côtoyons dans notre vie (bhuta, indriya). D’en extraire la “substantifique moelle” ! C’est la condition sine qua non pour ne plus
en être esclave (apavarga), et aller vers notre liberté.
Et ceci s’applique à tout ce avec quoi nous sommes en relation, émotions comprises; la joie comme la peine. Une joie pleinement vécue n’engendrera pas d’attachement, un deuil qui a pris le temps de se faire gardera le souvenir et apaisera la souffrance.

Mais, doit-on tout expérimenter ?

La Taittirīya upaniṣad, nous donne une direction précieuse. Ce texte nous présente l’être humain de manière holistique sous la forme symbolique de cinq oiseaux en vol et en relation les uns avec les autres.
Ces oiseaux sont les cinq couches, cinq corps, qui communiquent entre elles, et qui nous constituent.
La plus externe est le corps physique ou corps de nourriture. La deuxième est le corps d’énergie vitale, corps animé par le souffle. Vient ensuite, le corps de mental, ou corps imprégné de pensée, puis le corps d’intelligence ou corps de connaissance discriminative impliquant notre personnalité. Et enfin, le corps de félicité, de Joie, très lié à nos émotions. Chaque oiseau
est composé de cinq parties : la tête, le corps, la queue et les deux ailes. Elles aussi sont interdépendantes.
Une modification dans une seule de ces 25 parties va impacter les autres. Nous l’avons tous expérimenté ; une douleur physique peut nous essouffler, rejaillir sur notre moral… une bonne nouvelle, et nous nous sentons des ailes, un appétit féroce…

Le premier oiseau, annamaya, et le dernier ānandamaya nous permettent d’illustrer notre propos ; pour aller vers la Joie, il nous faut goûter la vie, en comprendre le suc, la saveur, rasa.

Le corps de nourriture représente la porte d’entrée de l’extérieur vers l’intérieur. Il concerne tout ce que nous faisons entrer en nous par nos sens. La nourriture bien sûr, mais aussi ce que nous lisons, regardons, écoutons… Si nous voulons accéder à la
dernière couche, celle de la Joie, nous devons bien choisir ce que nous ingérons, à tous niveaux, et ne pas “avaler”, ni tout cru, ni n’importe quoi !

Certaines lectures, certains films, certains aliments ne nous font pas du bien, évitons les. S’il est nécessaire de rester informé, est-il bien utile de regarder lesnouvelles dix fois par jour et de les ressasser seul ou en compagnie, avec une surenchère dans la catastrophe ?

Si nous regardons le corps de Joie, ānandamaya (schéma tiré de “Au-delà du corps” aux éditions Présence d’Esprit), nous voyons que le corps, la Joie, est propulsé par la queue, brahman. Brahman est Dieu, la Vie, sans cesse en expansion, ce qui ne
demande qu’à grandir. Pour avancer et grandir, nous devons y être connecté. Ceci fait écho avec ce qui est dit plus haut : être attentif à ce à quoi nous sommes connectés !
N’est-ce pas là un bel objet de méditation ?

La tête et les ailes nous précisent que toutes les joies : passées, futures, ou présentes nous offrent les moyens de voler dans un espace heureux. La Vie parsème notre quotidien de multiples “petites joies”. Prêtons leur attention, ne les négligeons pas, engrangeons- les dans notre coeur! Tout ceci est parfois bien difficile dans les moments de grande souffrance, et demande
beaucoup d’efforts. Savoir qu’il y a en nous une réserve de petits bonheurs vers laquelle nous pouvons nous tourner (YS I 35) est le premier pas vers la Joie.

Le saule tortueux balance ses branches aux feuilles nouvelles nées sous le vent, l’enfant éclate de rire en essayant de mettre son masque, l’odeur du pain chaud chatouille nos narines… engrangeons, engrangeons !
Et si, en guise de pratique, tous les matins nous nous engagions à recueillir dix petits bonheurs, ou plus, dans notre musette, et à en faire la liste le soir avant de nous endormir comme des bienheureux !
Peut-être est-ce le moyen de pouvoir répondre à la question ?

« Suis-je joyeux parce que je suis en paix, ou bien suis-je en paix parce que je suis joyeux « ?

Dominique Adda, Formatrice IFY – avril 2021