Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
« Le deuxième chapitre s’adresse aux personnes qui connaissent l’instabilité mentale. Il est conçu pour les guider vers l’état de yoga, défini comme un état où le fonctionnement du psychisme est dirigé et reste dirigé. Cet état est obtenu notamment par l’application quotidienne de huit aspects, couvrant des domaines très variés. Ce yoga, dit « yoga aux huit membres » (asthanga yoga) est beaucoup plus complet que ce que nous avons déjà vu (cf le yoga de la manoeuvre, kriyā yoga, numéro 6 d’Aperçus). Pour faire une comparaison : si l’ashtanga yoga était du pain complet, alors le kriyā yoga serait du pain bis. En effet, les huit aspects confèrent à la pratique un goût d’intégralité qui la rend plus efficace, mais également plus compliquée à mettre en oeuvre. À partir du sūtra II, 28 et jusqu’à III, 3 Patañjali expose ces huit aspects. Nous allons aborder ces aphorismes à partir de ce numéro.
Le II, 28 est de la plus haute importance, car il explique comment cela marche et les résultats qui en découlent. L’auteur du traité, je le rappelle, ne fait que résumer des pratiques existantes, expérimentées sans doute pendant des siècles auparavant. Ici il analyse les effets des pratiques, sans encore les exposer.
Voici le sūtra : yogāngānushthānāt ashuddhikshaye jnānadīptih āvivekakhyātih.
Il signifie qu’au fur et à mesure que la pratique, l’enquête sur les aspects du yoga, avance, s’enracine, les « impuretés » sont réduites
(celles-ci sont qualifiées d’impures parce que, présentes à différents niveaux de notre être, elles nous rendent confus et mal à l’aise). Parallèlement, les informations dont nous disposons deviennent de plus en plus « éclairantes » et notre discernement s’améliore, jusqu’à la clarté ultime. Voyons les quatre parties du sūtra dans le détail.
D’abord, la mise en oeuvre. Cela ne surprendra personne de savoir qu’il s’agit du yoga ! Patañjali y ajoute le mot anga qui signifie membre, de même qu’un bras est un membre du corps. Pour l’instant nous ne savons pas combien de membres sont impliqués (révélés au sūtra suivant) dans ce « corps », mais nous avons tout de suite l’image d’éléments qui jouent des rôles au sein d’un tout. En effet, les membres du yoga forment un ensemble dont chaque élément joue un rôle spécifique, dépendant des actions des autres membres pour leur efficacité propre, et chacun étant au service du bon fonctionnement de tout l’organisme. C’est ainsi que nous pouvons écarter l’idée que ces membres soient les marches d’un escalier à gravir l’une après l’autre pour accéder à l’étage supérieur, mais bien un tout dont l’interdépendance est cruciale. Comme la mêlée au rugby, où chaque joueur a besoin des autres pour former cette grappe humaine, qui est au service du jeu de l’ensemble de l’équipe.
Quelque chose qui participe d’un mouvement, d’un avancement (anu) et qui reste stable, s’enracine (sthā), voilà le sens de anushthānāt (je pourrais continuer avec mes références « rugbystiques », mais je vais me retenir). L’idée est de poursuivre les efforts pour avancer tout en s’assurant de ne pas perdre les acquis, de même qu’un grimpeur doit viser la prochaine prise sans encore lâcher celle qui le maintient, ou une armée, dans la conquête d’un pays, qui doit non seulement lancer des offensives mais aussi occuper le terrain déjà sous son contrôle.
Cela n’est pas sans rappeler la pratique (abhyāsa), exposé au sūtra I, 12 (voir Aperçus n° 3), et nous savons qu’elle ne peut se dissocier d’une attitude de lâcher prise (vairāgya). Or, c’est précisément dans ce sens que je vous propose de considérer la mise en oeuvre d’un membre, de tous les membres, du yoga – par l’engagement, qui fait avancer, et l’enquête, qui vise le lâcher prise. Je m’explique : la bonne conduite de ces aspects du yoga n’est pas uniquement fonction de l’ampleur de notre volonté, mais aussi d’une vision d’ensemble qui modifie progressivement notre attitude et priorités, qui nous libère d’un possible enfermement dans des attachements issus de nos attentes et désirs. Prenons l’exemple d’un aspect bien connu du yoga : la posture. Nous pouvons être, par exemple, dans une forte attente de nous assouplir. Si cela ne se passe pas, est-ce que nous serions tentés de tout arrêter ou de pousser plus loin les postures ? Se libérer d’un possible enfermement dans des attachements signifierait ici de persévérer dans la pratique, malgré l’absence du résultat espéré, parce que nous avons compris quelque chose sur nous-même. Il s’agit de faire la posture avec application dans l’instant, sans perdre le désir d’assouplissement, mais avec une vision qui la place dans le contexte d’une évolution « non-enfermante ». Dans quel sens faudrait-il que nous avancions et quels ajustements apporter à la pratique ? C’est cela qui engage l’enquête et appelle le facteur de détachement – pour prévenir contre la « brûlure » éventuelle du pratiquant par sa propre volonté, ou l’arrêt pur et simple de la pratique. Cette première partie du sūtra – yogāngānushthānāt – signifie donc « au fur et à mesure que la pratique, l’enquête sur les aspects du yoga avance, s’enracine ».
Le deuxième – ashuddhikshaye – signifie « les impuretés (ashuddhi) sont réduites (kshaye) ». De quelles impuretés s’agit-t-il ? La « mafia intérieure » (klesha) dont je vous parlais dans les deux précédents numéros d’Aperçus (7 et 8). Pour mémoire : un patron, semeur de confusion et d’erreur, épaulé par une identification faussée (le moi qui se prend pour le Soi), et qui nous rend sujet à l’attachement, le rejet et la peur. La mafia intérieure génère des expériences qui nous font souffrir. Patañjali affirme bel et bien que l’application des aspects du yoga aura pour effet l’amenuisement des sources de souffrance. Nous pouvons le comprendre aisément par ce schéma : si une chose monte, l’autre chose descend. C’est un point capital à garder en tête : la réduction des klesha n’est pas obtenue par une attaque frontale, en partant à la chasse. Il ne s’agit pas de bourrer leur terrier d’explosifs, allumer la mèche et reculer de dix pas. La raison en est simple. Les sources de souffrance, c’est nous ! Impossible de reculer. Elles constituent une partie intégrante de notre être, et la dynamite dans le terrier nous ferait sauter avec ! L’enseignement nous propose d’identifier la présence des klesha dans notre vie, mais la mise en oeuvre des huit aspects agit plutôt sur les quatre degrés de leur influence, expliqué au II, 4 comme pouvant être à 100%, fluctuant, faible ou 0%. L’action sur les sources de souffrance s’inscrit dans le long terme, il faut bien s’en rappeler, agissant en profondeur et sans chocs pour notre organisme, plutôt que par des actions spectaculaires de type terroriste. La mafia intérieure se renforce dans l’ombre, supporte mal la mise en lumière de son terrain de jeu. Chaque membre du yoga apporte une pierre à l’édifice de l’éclairage de ce terrain de jeu qu’est le « je » que je suis.
Il est utile de noter que l’auteur ne présente pas une liste où tel membre serait pour contrer le rejet, tel autre pour la peur, etc. L’effet de réduction de l’impact de ces sources de souffrance découle de l’avancement de l’ensemble des aspects. En effet, bien que cette mafia interne soit présente à différents niveaux de notre être – émotionnel, psychique, physique, énergétique – les membres du yoga agissent sur l’ensemble des niveaux.
Ces deux premières parties de l’aphorisme semblent suffire largement : « au fur et à mesure que la pratique, l’enquête sur les aspects du yoga avance, s’enracine, les impuretés sont réduites ». Le jeu semble déjà en valoir la chandelle. Mais l’auteur met le paquet pour nous encourager dans l’entreprise ! Nous avons deux cadeaux en plus avec l’abonnement.
Troisième partie du sūtra : la connaissance (jnāna) éclaire (dīptih). En effet, chemin faisant, nous récoltons des informations, engrangeons des connaissances, découvrons des éléments jusqu’alors cachés. Ils sont moins teintés d’erreurs à cause de la réduction de la confusion (avidyā). Et tout cela éclaire notre présent, passé et avenir. Le chapitre trois du yoga sūtra s’attache particulièrement à développer cela. La méditation, qui est au coeur des trois derniers membres du yoga, implique de la préparation et une évolution vers des états d’unité qui font plonger au
coeur de chaque expérience de vie. Cela nous rend plus réceptifs et sensibles, et nous procure des connaissances essentielles, capables de nous servir bien plus que celles qui nous donnent une vue superficielle. C’est un long processus impliquant une transformation qui devrait aller pas à pas et de façon appropriée pour chacun. Lentement mais sûrement les aspects du yoga, et plus particulièrement les trois derniers membres, nous apportent des éclaircissements sur notre environnement, autrui, nous-même, les rôles du corps, du souffle, des perceptions et sur la formidable complexité du psychisme, suivant l’orientation que l’on choisirait. Par exemple, je pourrais m’intéresser à mes habitudes, comment je me comporte dans les relations. Progressivement je vais comprendre ce qui m’est arrivé plus tôt dans ma vie, me conditionnant pour agir et penser d’une certaine façon aujourd’hui. Ces connaissances vont mettre en lumière que je ne suis pas très libre quand je réagis sans conscience. Elles pourraient m’amener à vouloir essayer de changer cela. Ce premier cadeau a le mérite de mettre plus d’informations à notre disposition pour nous aider à choisir dans les actes de la vie. Et le choix juste, dépendant de notre clarté, appelle au développement du discernement. C’est la quatrième partie du sūtra.
La clarté ultime (āviveka) connue, révélée (khyātih). Le deuxième cadeau est la révélation progressive de la clarté qui permet, au plus haut niveau, d’une part de ne pas confondre la conscience et la matière et d’autre part de choisir spontanément la solution et l’acte appropriés dans les diverses situations de la vie. La perception est libre d’erreur et l’action n’entraîne pas de conséquences regrettables. Le préfixe « ā » sur viveka (clarté) indique que les possibilités de développement du discernement sont sans fin. Cela signifie que nous pouvons toujours être plus clair demain comparé à aujourd’hui. Que ce qui nous paraissait limpide un jour peut se révéler opaque le lendemain si notre discernement grandit encore. Deux choses importantes sont à retenir dans ce contexte : la clarté (viveka) est en nous et son développement est directement proportionnel à l’amenuisement de la confusion (avidyā). C’est ainsi que, à chaque petite évolution de la clarté, et aussi petite soit elle, nous pouvons nous réjouir.
La mise en place des membres du yoga va peu à peu faire reculer la confusion et nous laisser goûter aux joies des « petits mieux » au quotidien. Cela à deux conditions : que l’on ne soit pas trop exigeant envers soi-même, et que l’on accepte le rythme « tortue » du yoga. Inspirons nous de La Fontaine : rien ne sert de courir, il faut partir à point.
Martyn NEAL, formateur IFY – 2009