Cet article est extrait de la revue « Aperçus » éditée par l’association régionale IFY Yoga Tradition Évolution et reproduit avec l’aimable autorisation de celle-ci.
« S’il est vrai que la plupart d’entre nous apprécie une augmentation de salaire, le nombre de personnes qui souhaitent augmenter leurs souffrances dans la vie n’est sans doute pas très élevé ! Le sujet ne nous donne pas trop le sourire – aucun être humain n’a été épargné. Le yoga n’esquive pas le sujet et, dans le texte fondateur le Yoga Sūtra de Patañjali, le sujet est abordé franchement dès le début du second chapitre. L’angle de traitement est sans doute différent de celui qu’aurait pris un médecin ou un psychologue, mais il recèle des idées intéressantes qui peuvent, peu à peu, faire leur chemin et nous aider dans la vie.
Dans le numéro précédent d’Aperçus, j’avais examiné le kriya yoga, que j’avais appelé le yoga de la manoeuvre parce que, entre autres, il cherche à manoeuvrer par rapport aux facteurs de souffrance, klesha. L’action que l’on vise est la réduction. Réduire les facteurs de souffrance est bel et bien un des objectifs de cette pratique au quotidien réunissant discipline, réflexion et ouverture. Patañjali, ayant abordé le sujet dans le deuxième sūtra, est obligé de nous expliquer en quoi consiste ces facteurs et les définir. C’est ce qu’il fait de II, 3 à II, 9. Allons-y…
Bien que l’auteur en identifie cinq, il explique immédiatement qu’un des facteurs nourrit les autres, affirmant que la pépinière (kshetram) dans laquelle ils poussent de façon florissante est la confusion, avidyâ. Il s’agit du patron, sans qui les autres seraient de pâles agents. Avidyā nous donne une connaissance fausse, nous amène à faire des erreurs de perception, à confondre des idées entre elles et nous offre une vision de nous-même, du monde et de la relation entre les deux basée sur la méprise. Avidyā donne tout, sauf la réalité. Les autres facteurs de souffrances (uttaresham) obéissent au boss. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas toujours sur le pont ! Heureusement il lui arrive d’aller se coucher (prasupta), d’être très discret (tanu) ou encore seulement présent par intermittence (vichinna). La mauvaise nouvelle, c’est qu’il peut être oppressant et virulent
(udārānām). Je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que toute pratique, technique ou exercice du yoga cherche à réduire ce voile de confusion, avidyā. Ces facteurs de souffrance (klesha), si on les compare à la mafia, ont leur parrain…
Qu’en est-il de ses acolytes ? Patañjali nomme son allié le plus proche, son bras droit, asmitā. Il s’agit du moi qui se prend pour le Soi, une identification fausse. L’énergie de la conscience humaine (drg-shakti) et celle de la perception (darshana-shakti) s’identifient comme étant unis (ekātmatā). Souvent appelé « ego », ce facteur de souffrance n’est pas à confondre avec le sens de l’individualité, éminemment nécessaire pour une évolution harmonieuse de l’être humain. Asmitā encourage toutes sortes d’identifications erronées, par exemple je peux m’associer étroitement avec ma voiture et après un accrochage c’est comme si j’étais blessé dans ma chair, ou encore je suis tellement engagé politiquement que je m’identifie totalement à mes convictions. Ce facteur nourrit l’égocentrisme, la vanité, l’orgueil, et, bien que plus facile à repérer dans la vie que la confusion, il reste difficile à cerner, de la même façon que le bras droit du parrain n’apparaît pas souvent dans la rue…
Et parlant de « rue », quand il s’agit de la mafia, nous avons une image de deux hommes, un gros et un petit, qui passent dans les boutiques ou bars pour « persuader » le commerçant qu’il a besoin de protection… Voilà l’attachement, rāga, et l’aversion, dvesha (à vous de décider qui est qui !). Souvent ce qui est conséquent (anushayī) au plaisir (sukha) c’est l’attachement. On m’apporte le café au lit et je suis content, mais je peux en devenir dépendant, avoir envie que cela dure, y être attaché. Et si ça s’arrête ? Dans le contexte de l’attachement, le plaisir n’est pas en procès, mais bien ce qui peut en découler. Donc, régalez-vous de votre café au lit, si on vous l’apporte, mais restez vigilant car ce plaisir peut devenir un genre d’emprisonnement. Nous pouvons aimer la relation que nous avons avec quelqu’un, mais est-ce que celle-ci peut s’arrêter sans souffrance ? Cela dépendra du degré d’attachement que nous avons pour cette personne, c’est-à-dire de la façon dont nous conditionnons notre propre bonheur à la
présence de l’autre.
Comme la face opposée d’une même pièce, l’aversion est conséquente à la douleur (duhkha). Par exemple, je demande au voisin si je peux construire un cabanon près de la clôture entre les jardins et je me fais jeter. En résultat je fuis tout contact avec lui et je peux rejeter tout ce qui émane de cette personne sans objectivité parce qu’il a refusé quelque chose que je voulais. La douleur, et les précieux renseignements donnés par elle, ne sont pas ici en cause, mais bien le comportement d’évitement et de rejet qui peut en découler. Si je me brûle en mettant ma main sur une
plaque de la cuisinière, je ne vais pas revenir pour me brûler une seconde fois sous prétexte que je ne dois pas me coincer dans un comportement figé à cause de cette douleur ! Mais est-ce que tout ce qui dégage de la chaleur va ensuite m’incommoder, vais-je rejeter dorénavant l’idée de faire de la cuisine ?
Combien de phobies régissent la vie ? « Je ne peux pas supporter la fenêtre fermée dans la chambre à coucher », « je ne peux pas conduire après le coucher de soleil », toutes donnant un comportement de fuite ou de protection exagérée. Ces deux facteurs de souffrance, attachement et aversion, sont vraiment du pain quotidien pour nous, et de ce fait assez simple à repérer. Cela ne signifie pas, hélas, facile à éliminer…
La mafia joue sur la peur. Parmi les facteurs desouffrance la peur, abhinivesha, est le dernier cité. C’est un sentiment d’insécurité par rapport à l’avenir. Grâce à ce klesha nos sociétés d’assurances ont bonne mine… Patañjali qualifie cette peur d’innée (svarasavāhî). Quand nous racontons l’histoire du chaperon rouge à un enfant, il fixe sa peur sur l’image du loup. Il n’a pas spontanément peur du loup, mais nous lui offrons la possibilité de canaliser cette émotion déjà existante sur quelque chose de concret. Le texte qualifie également la peur de « enraciné même chez l’érudit » (vidushah api samā rūdhah). Le constat est donc pénible pour ceux qui souhaitent surmonter la peur par la raison ! Cet aspect recouvre toutes nos angoisses, inquiétudes et anxiétés. La manifestation de la peur dans la vie se fait, par exemple, au travers de moments de panique avant un examen, de scénarios catastrophe imaginés parce que quelqu’un a 30 minutes de retard, de craintes de faire un test en rapport avec la santé, etc. L’instinct de survie, auquel la peur est bien entendu associée, n’est pas en cause. Autrement dit, lorsque votre voiture cale sur un passage à niveau, n’essayez pas de supprimer le désir de sortir de la voiture à l’approche du train en accusant les klesha de vous jouer encore des tours !
Lorsque l’on regarde de près ces facteurs de souffrance – le sentiment d’insécurité, le rejet, l’attachement et l’identification fausse – ils apparaissent en quelque sorte comme étant des aspects positifs de l’être humain qui auraient été corrompus. Ils nous font souffrir parce qu’ils ont été déviés, pour ainsi dire, de leurs vrais rôles dans la vie par la confusion et l’ignorance (avidyā). La mafia semble faire de même…
Regardez la fonction d’individualité, appelée asmitā (voir I,17 et III, 47), qui nous confère la capacité d’affirmer notre existence propre, séparé d’autre chose ou d’une autre personne, et de pouvoir dire « je suis ». Cet aspect, qui joue un rôle essentiel dans la vie de tout être humain, est présenté sous la même appellation dans le contexte des facteurs de souffrance. Examinez aussi les deux aspects d’attachement et de rejet : vous y verrez facilement une expression de l’amour et de la prudence. Considérez le sentiment d’insécurité : il apparaît comme étant intimement lié à l’instinct de survie. Je pense que c’est la confusion (avidyā) qui dénature, qui pollue des forces vives de l’être et les transforme en porteurs de souffrances.
C’est ainsi que la fonction d’individualité se transforme en identification fausse et orgueil, que l’amour se pourrit en possessivité et attachement, que la prudence se dégrade en rejet et fuite et que l’instinct de survie se mue en angoisse et anxiété. Cela nous pousse à reconnaître que la source de
toutes nos souffrances est bien dans la confusion (voir II, 24). C’est elle qui fait que nous confondons le permanent et l’impermanent (nitya – anitya), le pur et l’entaché (shuchi – ashuchi), l’agréable et le désagréable (sukha – duhkha), l’âme et la personnalité (ātma – anātma).
Le yoga n’est pas une salle pour pleurnicheurs… Nous voulons en revanche savoir contre qui l’on se bat, et l’adversaire est ainsi très clairement identifié dans cette partie du texte : la confusion. Or si nous avons repéré la cible, nous ne pouvons la reconnaître véritablement que par ses « enfants », comme on les appelle souvent, c’est à dire les quatre aspects exposés plus haut : identification fausse, attachement, rejet et peur. Quant à la bataille, elle ne se livre pas de front comme cela se faisait aux siècles passés avec deux armées face à face. La méthode de Patañjali est l’occupation du terrain et la vigilance.
Ouvrez l’oeil !
Martyn NEAL, formateur IFY – 2008