Tapas dans la vie quotidienne : l’alimentation

par Geneviève Salvan, professeure de yoga

Qu’est-ce tapas dans le yoga moderne ?

Tapas désigne – dans le yoga de Patañjali – l’ascèse, la discipline personnelle, qui se traduit sur le tapis par une pratique régulière, persévérante, continue et durable. Tapas est un des trois moyens du kriyā-yoga, le « yoga en actes » que nous pouvons mettre en œuvre pour aller vers plus de clarté physique et mentale, et plus de paix intérieure.

Tapas c’est aussi l’état d’esprit qui nous engage à faire un effort sur nous-même, quel que soit le domaine. Cet effort volontaire nous fait parfois serrer les dents, mais ce n’est pas un ascétisme forcé, c’est une « ascèse » proportionnée, au sens premier du terme ascèse, celui d’« exercice » aussi bien pour le corps, le souffle, que pour l’esprit. Si cet état d’esprit vaillant de l’effort consenti conduit à faire grandir son ego ou aboutit à une forme d’auto-satisfaction béate, nous risquons de manquer son but, il s’accompagne plutôt d’humilité et d’offrande désintéressée : « [L’austérité] est “superficielle”, changeante et imparfaite lorsqu’on la pratique, même si on s’en défend, pour se faire admirer, encenser ou glorifier » met en garde la Bhagavad-Gītā, chant 17, v. 18.

De l’ascétisme à l’ascèse personnelle

Entendue comme ascétisme, la pratique de tapas a pu donner lieu dans l’histoire à des austérités extrêmes, très éloignées de l’objectif du « mieux être » promis par le yoga moderne ! Ces austérités auxquelles se soumettaient certains ascètes avaient pour objectif de gagner la libération en brimant le corps (et au minimum, dans une certaine indifférence au corps), de s’attirer la faveur des dieux ou d’acquérir des pouvoirs extraordinaires. À l’inverse et en réaction, la voie que prône la Bhagavad-Gītā et après ce texte le Yoga Sūtra, est celle de la modération, du juste milieu, qui rejette l’austérité “malfaisante” « de l’ignorant qui s’obstine à s’infliger des douleurs » (chant 17, v. 18), et qui comporte : l’ascèse physique, par le respect de soi et des autres ; verbale, par un discours vrai, sincère et qui ne blesse pas ; mentale, par la sérénité, la bienveillance et la pureté intérieure » (chant 17, v. 14-16).

Une ascèse entendue comme sobriété

L’ascèse se comprend donc plus comme une manière de vivre appropriée, que comme des brimades physiques ou des privations qu’on s’infligerait. Appliquée à notre société contemporaine d’abondance, la sobriété peut d’ailleurs devenir une véritable ascèse !

La voie de modération, qui influencera durablement la pratique de tapas à partir des mises en garde des Brahmanes, est valable aussi pour l’alimentation (āhāra), qui se doit d’être d’abord propice à la méditation : « Mais l’ascèse, ce n’est ni l’excès de nourriture ni le jeûne intégral, ni un sommeil excessif ni davantage une privation de sommeil ; c’est doser nourriture et exercice, économiser ses gestes quand on agit, mesurer son temps de sommeil et de veille. Voilà l’ascèse qui met fin à la misère » (chant 6, v. 16-17).

Qu’est-ce alors qu’une « discipline personnelle alimentaire » ?

Qu’est-ce que serait tapas dans la « pratique alimentaire » ? S’empêcher de toute gourmandise, de tout excès ? Que sert-il de « se serrer la ceinture » de temps en temps si on la relâche trop fort à d’autres ? Que sert-il de « se priver », si par ailleurs nous tombons, sans vigilance, dans la gloutonnerie ? Que sert-il de jeûner une semaine tous les ans si le reste de l’année nous sommes dans l’excès ? Qu’est-ce que notre corps va comprendre de tels comportements ? Si s’abstenir de nourriture après un repas excessif est recommandé, l’ascèse alimentaire n’est pas une manière de vivre basée sur les privations permanentes, les restrictions plus ou moins totales et les évictions définitives.

Ce n’est donc pas de cela qu’il s’agit dans la « discipline alimentaire » : il s’agit de manger à proportion de sa faim, sans excès, mais sans privation, de ne rien exclure a priori mais de savoir discerner ce qui nous fait du bien et ce qui n’est pas bon pour soi. Ainsi, déjà dans la Bhagavad-Gītā, aucun aliment n’est conseillé ou déconseillé a priori, seul compte leur effet sur l’équilibre de la personne et les aliments sont classés en fonction de la manière dont on les « digère » et de ce qu’ils nous apportent : vitalité (sattva), nervosité (rajas) ou lourdeur (tamas). Apprendre à reconnaître ces trois sortes d’aliments en fonction de leur effet sur soi est primordial.

Ainsi, tapas n’exige pas d’être végétarien, ce mode d’alimentation étant par ailleurs tout à fait possible s’il convient et rencontre une aspiration personnelle, tapas n’exige pas non plus de manger à telle heure du jour ou avant le coucher du soleil, d’évincer totalement tel aliment ou telle boisson (l’alcool par exemple, surtout s’il est pris en petite quantité dans un moment convivial), de ne manger que du cru, de se soumettre à telle ou telle croyance du moment, de ne jurer que par tel aliment (comme le quinoa à une époque, ou les graines de chia actuellement), etc. : pour le dire autrement, tapas n’est pas l’orthorexie, qui conduit à transformer nos comportements alimentaires en obsessions, traduisant souvent d’autres angoisses.

La première attitude juste est de se détendre avec l’alimentation, d’adopter une alimentation sereine et de trouver l’alimentation adaptée à soi. À quoi manger sert-il d’abord ? Manger nous assure le maintien de la vie, nous amène l’énergie nécessaire et comble des besoins physiques et psychiques : manger ni trop, ni trop peu, dans l’observation de ses besoins réels. Quels sont les « besoins réels » ? Il y a ceux du corps bien sûr, qui nous amènent à dire « stop » (ou « encore », d’ailleurs), mais il y a aussi ceux plus globaux de la personne : éprouver du plaisir gustatif, savourer (c’est-à-dire goûter des saveurs, rasa en sanskrit), partager un moment de convivialité autour d’un bon repas, au risque d’un excès, faire plaisir en acceptant ce que l’autre a préparé, au risque de transiger avec son « régime »… il y a plein de formes de tapas pour arriver à manger en paix avec soi et avec les autres !

Mettre de la conscience dans son alimentation

Tapas est aussi une attitude intérieure face à la nourriture. Être pleinement conscient des aliments que l’on met dans son assiette, prendre le temps de manger (si l’on n’a pas le temps, peut-être vaut-il mieux s’abstenir), respecter les saisons, les modes de production, avoir de la gratitude pour les animaux qui nous nourrissent, les personnes qui les ont élevés ou fait pousser les végétaux, celles qui ont préparé le repas, bref, respecter le vivant en mangeant est déjà une forme d’ascèse. Comparez simplement votre attitude lorsque vous engloutissez un plat tout préparé et réchauffé et celle qui est la vôtre lorsque, même pressé, en mangeant consciemment un plat que vous avez vous-même préparé à partir d’ingrédients bruts : quel est votre niveau de satisfaction dans les deux situations ?

On peut ne pas transiger avec ce que l’on mange et avec les conditions dans lesquelles on se nourrit, tout en appliquant le principe ci-dessus : se détendre, si c’est momentanément impossible ! On peut dire que ce qui équilibre tapas dans ce cas, c’est le dépassionnement avec la nourriture, attitude connue sous le nom de vairagya dans le yoga : même si je pratique avec ferveur et intensité, cette pratique ne m’attache pas. Même s’il est intéressant de « faire attention » à ce que vous mangez, cette attention ne prend pas toute la place ! En cultivant une attitude de « déprise » par rapport à cet objet constant de nos efforts, nous pouvons garder une juste distance avec l’action de manger. Si manger poursuit un mobile qui est « hors de lui-même » (se maintenir en vie, apporter et renforcer l’énergie vitale, partager un repas avec d’autres, etc.), cet acte quotidien et naturel ne deviendra pas un objet d’attachement (ou de répulsion).

Se détendre avec l’alimentation et observer

Tapas implique ainsi une relation saine et détendue avec ce que l’on mange et avec son corps : ni excès incontrôlés, ni privations excessives, savoir ce dont son corps a besoin, comment il digère, observer la manière dont on se sent après un repas. L’Āyurveda dit qu’on devrait être en pleine forme après un repas et non somnolent : c’est donc une promenade digestive que cette médecine préconise après le repas, pas la sieste ! Posons-nous la question : est-ce que le repas que nous venons de prendre nous a nourri, sur tous les plans de l’être ? Nous permet-il de mener nos activités, ou nous ralentit-il, voire nous plombe-t-il ? Nous a-t-il apporté de l’énergie (du prāṇa) ou de l’inertie ? Se sent-on léger ou lourd ? Cette observation est primordiale pour mieux se connaître et adapter son alimentation à ses besoins.

Éviter que notre table ne devienne « un coupe-gorge »

Tapas est encore une modération dans la quantité de nourriture que l’on mange, tout autant qu’une attention à sa qualité : Ede ut vivas, ne vivas ut edas, il s’agit de « manger pour vivre et non vivre pour manger » comme le rappelle Socrate. Relisons L’Avare : « Est-ce que Monsieur a invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous en lire un peu les préceptes de la santé et demander aux médecins s’il n’y a rien de préjudiciable à l’homme que de manger avec excès. (Harpagon approuve fortement son gendre et Valère continue) : Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes [d’aliments en tout genre] ; que, pour se montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne et que, suivant le dire d’un ancien : Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » (acte III, scène 5). Évidemment Harpagon interprète la modération au profit de sa pingrerie et justifiera ainsi ses repas maigres et même chiches servis à ses invités… bel objet d’attachement !

Que dit le Yoga ?

Le Yoga-Sūtra ne parle pas d’alimentation… car tel n’est pas le propos de ce traité de rentrer dans les détails pratiques, qui sont laissés à la transmission directe de maître à disciple.

En revanche, beaucoup plus tardivement (vers 1450 ap. J.-C.), un texte comme la Hatha-Pradīpikā aborde ce sujet, et parle d’une alimentation propice aux yogi, parallèlement aux méthodes de nettoyage centrées sur la sphère digestive (dhauti pour nettoyer l’estomac, basti pour nettoyer le côlon et nauli pour ranimer le feu digestif).

On trouve parmi les recommandations diététiques de ce traité : manger avec modération (mitāhāra), adopter une alimentation végétarienne (pensons au contexte religieux et culturel des milieux du hatha yoga de l’époque), saine et nourrissante, pas trop épicée, riche en graisses, dans une attitude d’offrande à la divinité : « La nourriture onctueuse et savoureuse, qui laisse un quart de l’estomac vide, et qui est mangée pour la délectation de Siva, voilà ce qu’on appelle alimentation mesurée » (chapitre 1, v. 58) ; et plus loin : « Un yogin doit adopter une alimentation nourrissante, riche en graisses, abondante en produits laitiers, qui sustente bien les éléments constitutifs du corps, qui soit appétissante et délicieuse, mais appropriée » (chapitre 1, v. 63). Le traité recommande aussi certains aliments, en défend d’autres… ce n’est pas le sujet ici, mais ayons à l’esprit que ce texte est écrit au 15e siècle, dans un contexte culturel, religieux et social et géographique particuliers. Apprenons aussi à discerner parmi ces recommandations et à les adapter à notre propre contexte…

Alimentation « mesurée », « appropriée » : tapas est donc une voie de modération et d’adaptation de l’alimentation à ses besoins, qui laisse de « la place » dans le corps pour la circulation de l’air : ne remplir son estomac que pour moitié de solide, pour un quart de liquide et pour un quart de vide… il faudrait donc ne pas être complètement rassasié en sortant de table ! Cette modération fuit l’excès, non pas comme excès en lui-même (un excès demande à être rééquilibré, c’est tout), mais l’excès délétère, qui va à l’encontre de la vie en nous, que cet excès soit dans le trop ou dans le trop peu. Bernard Bouanchaud dans son ouvrage sur la méditation évoque cette modération alimentaire bien comprise comme condition pour méditer, en la comparant à une « véritable ascèse pour certains candidats à la méditation », qu’ils soient « gros mangeurs ou anorexiques » (Méditer. La voie du yoga, éditions Āgamāt, 2019, p. 34).

Pour conclure, deux remarques. La première : on lit souvent un éloge du « juste milieu », sans trop savoir ce qu’il faut entendre par là. Ne nous laissons pas leurrer par un « juste milieu » tiède, objet constant de nos efforts, comme idéal inatteignable d’une modération continue et invariable, d’un permanent contrôle de soi qui, s’il nous échappe, nous laisse frustrés et (vaguement ou très) coupables, un juste milieu qui ne satisferait ni l’un ni l’autre de nos besoins contraires (parfois restriction pour assainir notre organisme, parfois satiété pour le restaurer). Peut-être le véritable équilibre est-il dans le fait de satisfaire les besoins contraires dans leur plénitude lorsqu’ils se présentent. Pensons à cette formule dans les Entretiens de Confucius : « Le juste milieu est dans l’égale possibilité des extrêmes ».

La seconde, la tempérance alimentaire s’accompagne d’une attitude sereine dans notre rapport à la nourriture : tapas adapté à notre société contemporaine renvoie à une forme de sobriété heureuse, pour reprendre les mots de Pierre Rabhi, qui apporte bien-être physique et mental, énergie et vitalité, sans frustrations, ni laisser-aller, ni regret, et qui mène à une forme de contentement (samtoshā) dans la vie de tous les jours.