L’odyssée intérieure du bonheur

Par François Birembaux.

Le désir et la recherche du bonheur sont dans toutes les têtes. Les revues, grand public ou spécialisées, regorgent d’articles emplis de conseils et de « méthodes » pour réussir cette quête. Mais le bonheur ne se vend pas. Il ne se trouve pas dans le vacarme de notre modernité ; il varie selon chacun ; il demeure un sentiment subtil, ineffable, indicible.Inspiré du yoga et de la sagesse antique, avec des réminiscences homériques et, en fond, la pratique du souffle, ce texte propose une autre perspective : redéfinir le bonheur comme une attitude, une manière de « respirer le monde » au fil d’une odyssée intérieure.

Lettre d’Ithaque aux modernes errants

Le « réalisme capitaliste » (Mark Fisher) de notre époque met sans cesse en vitrine la notion de bonheur : il la définit, la quantifie, la modélise, la vend, à rebours de sa nature insaisissable. Mais le bonheur ne peut être un divertissement euphorique.

« Le plaisir est le bonheur des fous ; le bonheur est le plaisir des sages. »  Jules Barbey d’Aurevilly 

Il est des mots qui, comme des épaves échouées, hantent les rives de notre conscience : nostos (le retour), eudaimonia (le bonheur). Entre ces deux pôles danse l’ombre d’Ulysse, figure de l’exil, mais aussi du désir de rentrer chez soi, non dans une maison, mais dans l’intimité de son être propre. Dès lors, le bonheur apparaît comme une harmonie retrouvée entre le souffle, le temps et l’âme : non l’accumulation de plaisirs, mais une justesse intérieure, une respiration ajustée (le souffle), une inscription apaisée dans la durée (le temps) et une cohérence intime (l’âme logée au cœur, ce « cœur intelligent »). C’est une manière poétique de dire que le bonheur suppose l’accord de ces trois dimensions de notre être. Aux deux pôles d’excellence de nos vies modernes (performance et possession), le yogin oppose l’intelligence, la patience, la présence, la respiration : le bonheur n’est ni une chose, ni un lieu, il est un chemin d’éveil.

Yoga, une pratique du retour

La tradition yogique ne promet pas le bonheur, elle propose un chemin pour atteindre un but : celui de la liberté intérieure (kaivalya).

citta-vṛtti-nirodhaḥ : l’apaisement des fluctuations du mental, plus précisément, la maîtrise de la conscience, n’est pas une garantie de félicité, mais une invitation à un autre rapport au réel. Par āsanaprāṇāyāma et dhāraṇā, le corps devient le terrain d’un affinement de perception et (peut-être) d’une joie spinoziste (non une émotion passagère mais l’augmentation de notre puissance d’agir, de notre liberté et de notre vitalité : une joie active qui dilate l’être au lieu de l’emporter).

Comme dans L’Odyssée, le bonheur ne se décrète pas : il se traverse, se perd, se réinvente. Il exige des naufrages, des recommencements, une lente reconquête du souffle.

Ulysse, en résonance avec la sagesse yogique

À bien y regarder, Ulysse n’est pas un yogin à proprement parler, et bien des traditions yogiques sont antérieures au cycle homérique. Mais sa traversée résonne avec des gestes que l’on dirait aujourd’hui « yogiques » : affronter l’instant, dialoguer avec le souffle, exercer le discernement.

Ulysse n’est pas un simple errant condamné à l’exil : il franchit les confins de l’humain pour se mesurer aux dieux. Il quitte l’agora pour la haute mer, l’âtre pour les nuages où l’écume porte les messages des puissances invisibles. Là, seul, il converse avec le vent, jauge la force de l’instant et apprend à ne plus plier devant les caprices du destin. Retiré du monde, il demeure pourtant un homme profondément incarné, engagé, tiraillé, résilient. Comme le pratiquant en quête d’un souffle juste, il se perd pour mieux se retrouver. Il doute, il chute, il apprend.

Chaque escale devient une āsana intérieure : Calypso et ses illusions, Circé et ses métamorphoses, les Lotophages et leur oubli anesthésiant. Chaque rencontre appelle discernement (viveka) et détachement (vairāgya).

Ce n’est pas la victoire qui rend heureux, mais le chemin parcouru avec conscience.

Trois souffles du bonheur :

La verticalité du souffle, la joie pour horizon

Nos tempêtes modernes sont d’autant plus insidieuses qu’elles demeurent souvent invisibles : désorientation intérieure, saturation sensorielle, urgence constante. À rebours de ces vents contraires, le yoga nous apprend à mobiliser le souffle pour vivre avec force et plénitude, en restaurant notre verticalité intime. Prāṇāyāma serait l’art d’une respiration consciente intelligemment orientée. Il ne s’agit pas seulement de respirer, mais de vivre autrement en quittant le mode « survie » pour accéder à une présence habitée, enracinée. Par la maîtrise du prāṇa (l’énergie vitale) s’opère un ajustement subtil entre l’intérieur et l’extérieur, entre le mouvement et le repos, entre l’effort lucide et le lâcher-prise confiant. Ce souffle ajusté devient alors le fil conducteur d’une intériorité éveillée.

Ce bonheur-là ne promet pas l’extase ; il propose une paix habitable. Une joie intérieure. Une clarté sans éclats. À travers cette respiration maîtrisée, le corps devient réceptacle d’une énergie non dispersée, d’une force tranquille qui irrigue tout l’être. Le bonheur ne serait donc pas l’absence de douleur, mais la capacité à l’habiter avec justesse.

Heureux qui, comme Ulysse… respire le monde

Nombre de penseurs l’ont dit à leur manière : le bonheur n’est pas l’addition des plaisirs. Pour Epicure, c’est l’absence de troubles ; pour Nietzche, l’accroissement de puissance ; pour Confucius, la justesse du chemin ; pour Kant, un idéal de l’imagination.

Aujourd’hui, peut-on être heureux dans un monde instable, saturé d’images et d’injonctions ? Sans doute pas au sens d’un plaisir permanent. Mais demeure la possibilité d’habiter l’instant avec justesse : accueillir ce qui est, consentir au réel ou déjouer l’illusion. Il s’agit moins de maîtriser que d’épouser ; moins de juger que d’ouvrir un espace de liberté intérieure. Par cette présence nue, une lucidité s’éveille : non pour fuir l’illusion, mais pour la traverser avec viveka, lame fine de la conscience séparant le réel de ses reflets. Le bonheur est un art de naviguer dans l’incertitude, un souffle accordé au vivant.

Peut-être, tout simplement, une incarnation consentie du présent.

Comte-Sponville rappelle que l’espoir d’un bonheur futur détourne de la joie présente ; François Jullien souligne qu’il ne s’agit pas de viser le bonheur mais de « se maintenir évolutif ».

« Être heureux, c’est vouloir ce qui est » Spinoza

« citta-vṛtti-nirodhaḥ » Patañjali

Deux regards sur la liberté intérieure : l’un célèbre l’adhésion lucide à la nécessité du réel, l’autre trace un chemin exigeant de discernement de la conscience.

Éloge du souffle intérieur

L’odyssée d’Ulysse, comme la pratique du yogin, ne fuit pas la réalité : elle la traverse avec lucidité. Le bonheur cesse d’être un mirage de l’ego pour devenir posture de l’âme, manière d’honorer le monde. Être heureux, c’est peut-être, simplement, être en accord avec soi, avec les autres, avec la vie.

Respirer, c’est consentir à exister. Ulysse l’a appris par la mer, le yogin par sa pratique.

Conclusion : une île intérieure

Et si être heureux, finalement, c’était rentrer chez soi ? Non dans un lieu, mais dans une présence. Non dans un confort mais dans un souffle. Le bonheur n’est pas une conquête spectaculaire : il est écoute, attention, traversée.

C’est Ulysse qui revient changé non parce qu’il a retrouvé Ithaque, mais parce qu’il s’est retrouvé lui-même, transformé par l’épreuve du voyage. C’est le yogin qui, après avoir traversé les remous du mental, découvre qu’il était déjà là, établi en sa nature propre.

Comme le dit Patañjali, juste après avoir défini le yoga comme citta-vṛtti-nirodhaḥ, « tadā draṣṭuḥ svarūpe ‘vasthānam » : « Alors, le voyant demeure en lui-même ».

Bonheur : un souffle, une liberté intérieure, un instant suspendu : là où le monde cesse d’être une fuite, et commence à respirer en nous.

François Birembaux est professeur de yoga, formé à l’Institut Français de Yoga (IFY). Enseignant en sciences humaines dans plusieurs établissements de formation supérieure aux profils variés, il transmet également le yoga au sein de l’association Mandawa(rue Scoffier à Nice) ainsi que dans le cadre de cours privés (cours-particuliers-nice.fr).