Yoga et démarche scientifique : une paire d’opposés?

Je me sens parfois tiraillée entre l’incompréhension des scientifiques sur la richesse du yoga, et les affirmations irrationnelles que j’entends parfois dans le monde du yoga. J’ai été éduquée dans la rationalité, j’ai suivi des études d’ingénieur, et je suis entourée de scientifiques, or j’aime le yoga et cette opposition apparente me touche. Alors démarche scientifique et yoga sont-ils vraiment des opposés? Et si tel est le cas, pourrait-on les définir comme les «paires d’opposés» (1) présentées par Patañjali : en identifiant les composants de cette paire, comment éviter la fusion/confusion mais tenter la conciliation de ce qui les oppose?

La démarche scientifique et yoga possèdent des points communs

1. La quête, la recherche est un point commun entre démarche scientifique et yoga. Pour le yoga, c’est la recherche de la libération, pour la science, c’est la recherche de la compréhension du monde. Mais à une époque où la démarche scientifique a été théorisée par Descartes, cette compréhension avait également pour objectif principal la libération des maux qui frappaient l’humanité : obscurantisme, maladies fréquentes et incurables, famines permanentes, etc. Le refus de subir se retrouve dans la quête de Descartes.

2. Une méthodologie pour y accéder, notamment par l’observation directe, le YS I.7 résume très bien la position du scientifique : I-7 «Les connaissances justes résultent de la perception directe, de la déduction, et des témoignages dignes de foi.» (2) Pour raisonner juste, il faut savoir observer, avoir une bonne faculté d’analyse, mais également l’humilité de ne pas se fier qu’à soi-même, mais à la sagesse des anciens. La démarche scientifique consiste à se méfier de sa propre manière de réfléchir, à mettre en doute ses hypothèses en permanence, soi-même et par le biais de la communauté scientifique. Et souvent, comme dans le yoga, il est nécessaire de regarder au-delà de l’évidence ou d’imaginer l’invisible (la gravité, le vide, la relativité).

3. L’observance des yama et niyama afin de s’assurer du bon usage des inventions et de l’éthique dans la manière de faire ses recherches. Ahimsa résonne directement avec l’impact nocif de l’utilisation de certaines découvertes scientifiques (armement, clonage, etc.), qui a fait prendre conscience à la communauté scientifique du pouvoir d’autodestruction que l’homme avait atteint.

4. Les trois aspects du kriya yoga :
– Tapas (discipline, ardeur) renvoie à la nécessaire ténacité du chercheur sans cesse confronté à l’échec et à la difficulté.
– Svadhyaya (introspection) doit faire prendre conscience de ses conditionnements et de ses biais. Le biais de ne considérer que ce qui va dans son sens par exemple, d’avoir une vision trompeuse de la réalité.
– Iśvara pranidhana se retrouve dans la démarche scientifique sous ses divers sens : l’humilité, «l’abandon à ce qui est supérieur». Il s’agit de reconnaître l’incomplétude de son savoir, de sa qualité à être toujours révisable. La science, par sa remise en question permanente, fait appel à la modestie, sans doute plus que tout autre discipline. De plus, comment ne pas se sentir humble devant l’étude du cosmos, la complexité d’un virus, les merveilles de la nature?
Le deuxième interprétation d’Iśvara pranidhana, l’abandon des fruits de ses actes, rappelle l’abnégation de nombreux scientifiques qui ont travaillé dans l’anonymat sur des sujets exploités des décennies voire des siècles plus tard (le mathématicien Georg Cantor, par exemple).
Enfin, dans la Bhagavad Gita, s’associe à Iśvara pranidhana la notion de nécessité de l’action. Face au réchauffement climatique, mais également aux maladies, aux pénuries d’eau, aux famines, tous les fléaux et souffrances qui atteignent l’humanité, les scientifiques, ayant le potentiel d’apporter des solutions, ont le devoir de l’action. Le GIEC est un bel exemple de cette démarche ou la mise en place d’une grande action collective scientifique au début de la pandémie de COVID 19.

5. Enfin, la démesure, hélas, inhérente aux pulsions humaines existe dans les deux disciplines. Démesure qui se retrouve dans la mise en œuvre de la science dans certaines technologies, ainsi que la démesure de la place que prend la science dans toute prise de décision.
Mais également démesure du yoga, récupéré par la société de consommation ou par le pouvoir en Inde. On pense également au yoga qui cherche une validation par la science, se restreignant à son aspect postural et corporel pour mieux pouvoir s’exporter. Les méthodes d’évaluation précises et les expériences reproductibles et extérieures au pratiquant mettent de côté le « ressenti » individuel, intérieur, basé sur la subtilité de l’expérience personnelle.
Enfin, j’ai découvert qu’une discipline, les sciences védiques, recherche dans les textes anciens des Védas des signes avant-coureurs de la science contemporaine : les Védas auraient anticipé la mécanique quantique, par exemple, voire les sous-marins nucléaires! Bel exemple de biais où l’on ne voit que ce qui vient étayer nos croyances !

Néanmoins, de manière évidente, il y a des oppositions entre yoga et démarche scientifique

1. Le sujet de la recherche : la vérité recherchée par le yoga est déjà décrite, ce n’est pas un objet, un théorème, une connaissance, mais un état, l’état de samadhi, qui permet de transcender toutes les connaissances. A contrario, la démarche scientifique consiste à chercher, sans forcément savoir ce que l’on va trouver… La démarche scientifique a permis de franchir de nouvelles frontières vers l’inconnu :  frontières qui nous ont permis de quasiment tripler notre espérance de vie depuis 1750 (elle était alors de trente ans), d’avoir un accès immenses aux connaissances et de connecter les humains du monde entier… mais également de briser des tabous :
– le tabou de l’autodestruction de l’homme, apparu brutalement avec la Bombe A, et prégnant avec le réchauffement climatique, résultant notamment des technologies mises en œuvre lors de la révolution industrielle,
– le tabou de technologies que nous ne comprenons, ni ne maîtrisons (l’intelligence artificielle, internet, la voiture autonome…) et le tabou de l’infini, des hypothèses sur la naissance de l’univers qui dépassent le « bon sens ».
– le contrôle et l’asservissement toujours plus fort de la nature. Celui-là est cependant déjà présent dans la majorité des religions («la nature est faite pour l’homme») qui conduit à la destruction des liens avec le monde animal et végétal.

2. La science n’amène ni la compréhension du monde, ni le sens. Le yoga peut être un soutien philosophique pour nous aider à trouver du sens à notre vie, en revanche, comme l’a exprimé Steven Weinberg ( Prix Nobel de physique 1979) dans cet aveu terrible : « Plus on comprend l’Univers, plus il nous apparaît vide de sens. »
La nature humaine a besoin de sens ; il était dans les dieux, la science les a fait disparaître. Puis, la science a tué la philosophie. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les grands scientifiques étaient souvent également des philosophes (Pythagore, Thalès, Aristote, puis Pascal, Descartes, Leibniz, etc).
Alors que le yoga apporte un support philosophique à la quête de sens, Edmund Husserl, mathématicien et philosophe du XXe siècle remarque que «les questions que [la science] exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine».

3. En conséquence, avec une vie occidentale orientée vers l’action et l’utilité, ignorants du fonctionnement de la plupart des outils technologiques, nous ne comprenons plus la science moderne, ce qui génère des peurs, des méprises (avidya), voire un refus (dveśa – répulsion).
Notre environnement se complexifie alors que notre cerveau n’a pas changé depuis les temps préhistoriques… ainsi, l’opinion tend à prendre le pas sur la connaissance. Ce contre quoi la démarche scientifique des Lumières a voulu lutter au XVIIIe siècle, renaît du fait de son triomphe.  

L’opposition entre le yoga et la démarche scientifique est profonde : tradition contre remise en question permanente, réflexion sur le sens contre travail sur les faits. La séparation semble inéluctable. Comment tenter de les réconcilier? Je propose quelques possibles enrichissement mutuels :

– Réhumaniser la science, grâce à l’observance des yama, niyama, et en la réenchantant. On peut mettre en bonne place la notion de valeurs humaines dans la démarche scientifique.
– Ne pas oublier les actions bénéfiques de la science : le combat contre l’obscurantisme tout d’abord, l’approche rationnelle des Lumières a accompagné la Révolution française et la fin du totalitarisme en Europe ; de nos jours, les progrès contre les maladies, les famines, l’accès aux connaissances pour le plus grand nombre sont les résultat de ses progrès.
– Reconnecter la science à la nature, soigner la rupture apportée par la révolution industrielle, notre vie rythmée par la performance et les technologies. Il est nécessaire aujourd’hui d’envisager un dialogue entre l’homme et la nature.
– L’humilité et le doute des deux côtés : être conforme à sa culture, cultiver le doute, la curiosité, l’ouverture.
– Enfin, peut-être accepter l’inconnu et l’incompréhensible, comme en témoigne Elizabeth Blackburn, professeure en biologie moléculaire et Prix Nobel de médecine en 2009, qui étudie le vieillissement des chromosomes : «Tout le monde sait maintenant que la science n’est pas un énoncé de la vérité des choses […]. Je suis une scientifique, j’apprécie la réalité du monde matériel, j’apprécie aussi que nous, humains, ayons quelque chose qui nous dépasse et que nous appelons parfois spiritualité. Il y a beaucoup de choses que nous ne connaissons pas. Je ne vois pas une dichotomie entre les deux approches. » Voilà une belle illustration de la conciliation des paires d’opposés!

Alors, finalement, faisons cohabiter démarche scientifique et yoga sans en attendre forcément plus qu’un enrichissement mutuel, chacun ayant ses méthodes et surtout son domaine d’action. Faisons circuler les aspects positifs des deux approches en évitant la confusion et surtout l’opposition.

(1) YS II.47, (On s’établit dans la posture) grâce à la conjonction indissociable de l’effort juste, qui consiste à relâcher toutes les tensions inutiles, et d’un ajustement à l’infini.
YS II.48, Alors on n’est plus perturbé par les paires d’opposés.
(2)  Les traductions du Yoga Sûtra sont issues des cours de Laurence Maman.

Auteur:  Christel BRUNEAU , Professeure IFY