par Laurence Maman, formatrice IFY
Au fil de mes années de pratique et d’enseignement du yoga, qui commencent à compter, ma position par rapport au concept de « Yoga et santé » s’est modifiée. Je vais tenter de rendre compte ici de l’état actuel de mes réflexions.
J’ai initialement été encouragée par Desikachar à tirer parti de ma formation médicale en me concentrant particulièrement, dans les ateliers, stages ou sessions de formation de professeurs, sur les spécificités de l’enseignement à des personnes touchées par la maladie. Dès cette époque, j’ai préféré utiliser la terminologie « Yoga et santé » plutôt que « Yogathérapie ». En effet, je considère que l’objectif central du yoga n’est pas le traitement des maladies : cette démarche passe par un « savoir y faire » avec les accrocs de santé mais s’oriente fondamentalement vers la chute des identifications, vers une liberté intérieure, vers une sérénité dans la reconnaissance de notre singularité qui implique une certaine solitude.
Il reste très important de pouvoir repérer les troubles de santé et leur expression dans le corps et le psychisme, d’affiner la mise en œuvre des « bonnes ou moins bonnes » pratiques. Cependant, je voudrais aujourd’hui évoquer autre chose.
QUELQUES DÉFINITIONS
Selon le Yoga-sûtra, la maladie, avec les troubles qu’elle engendre, est clairement un obstacle sur le chemin du yoga. Ni plus ni moins. Plus généralement, on peut dire que les maladies ont des impacts très divers sur la possibilité de « bien vivre sa vie ».
J’en trouve de nombreux exemples dans ma pratique médicale:
Dans le courant d’une même journée, récente, un patient, représentatif de plusieurs autres, est venu me consulter avec une liste détaillée de petits maux qui l’obsèdent et pour lesquels il est en demande de traitements homéopathiques considérés comme non agressifs. Dans nombre de tels cas, aucun médicament n’est nécessaire, encore faut-il passer du temps à le faire entendre. D’autres patients, atteints de maladies très handicapantes, « font avec », comme cette femme, hémiplégique par AVC : elle se déplace très difficilement mais a gardé, voire amplifié, tout son intérêt pour la lecture et la réflexion.
Lequel de ces deux patients est-il le plus malade ?
Quelles définitions de la santé retenir?
– Voici ce qu’on trouve dans le Larousse:
Nom féminin (latin sanitas, -atis, de sanus, sain):
- État de bon fonctionnement de l’organisme.
- État de l’organisme, bon ou mauvais : Être en mauvaise santé.
- Équilibre psychique, harmonie de la vie mentale : Santé morale.
- État sanitaire des membres d’une collectivité : Constater une amélioration de la santé d’un pays.
- État, situation, satisfaisants ou non, de quelque chose dans le domaine économique, social : La santé de l’euro.
– La définition de l’OMS, en 1948 : « Un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Aujourd’hui, en commentant ce texte, je dirais « quelle ambition, quel idéalisme… ». Qui dans le monde peut prétendre être dans ce « complet bien-être »? Même s’il est essentiel de prendre en compte les dimensions physiques, psychomentales et sociales.
- Et en effet, cette définition a été considérée comme irréaliste, ce qui a conduit l’OMS à la reprendre en 1984 : « Mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut, d’une part, réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et, d’autre part, évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci. La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne, et non comme le but de la vie ; il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques. » Il me semble que le yoga s’inscrit plus volontiers dans ce type de projet, avec toutefois la nécessité de s’interroger sur l’importance de la primauté accordée à l’« individu » ou à l’entité « groupe ».
« COMMENT VOUS SENTEZ-VOUS ? »
Mais pour aujourd’hui, je préférerais aborder le concept « yoga et santé » à partir d’une formulation volontairement équivoque : « Comment vous sentez-vous ? »
Car les effets étonnants de la pratique du yoga sont en bonne partie le résultat de ce qui s’y apprend : que ceux qui le pratiquent développent leur sensibilité, qu’ils puissent observer de plus en plus finement la structure du corps, son fonctionnement, les mouvements, interactions, perturbations qui y surviennent sous l’influence de facteurs « internes » et « externes ». A partir de cela, se trouvent souvent des solutions pour rendre plus agréable l’état de santé. Et le rôle du professeur est en bonne partie de guider l’élève vers la possibilité de le faire lui-même (cf. svatantra : autorité personnelle, autonomie). Ce « sentir » ne doit absolument pas être escamoté au profit d’un « agir »/« réagir » qui, mis en œuvre trop tôt, pourrait entraîner sur de fausses pistes.
LE CORPS-OISEAU
La métaphore du corps de l’homme vu comme celui d’un oiseau, et quintuple, présentée dans la Taittirîya upanishad, m’inspirera ici encore quelques propositions:
- le corps « de chair » le premier, le plus tangible, est abordé à partir de la pratique du yoga avec la question suivante :
Qu’est-ce-que je sens de manière localisée dans différents lieux de mon corps : dans la « charpente » – le rachis, les membres, la tête, les articulations, les muscles… – ; dans le ventre, la poitrine, la gorge, le visage, le bas du corps, le haut du corps… ; dans le nez, la bouche et autres orifices du corps ?
Et par conséquent : d’où part cette douleur, ou cette sensation, quelle relation est-ce que je ressens entre la partie du corps concernée et d’autres parties ? Pas seulement pendant ma pratique de yoga mais aussi dans mes activités et gestes du quotidien.
En conséquence, que se passe-t-il quand je modifie un peu ma position, quand je tourne un peu différemment un membre, quand je positionne autrement mes épaules… Et souvent, ces « petites » prises de conscience et ces « petits » changements auront de grands effets.
- le corps dit « d’énergie », de vitalité, se révélerait par les caractéristiques et variations de ce qui est perçu comme animant le corps « de chair » : sensations générales de vitalité ou de fatigue, de vivacité ou de lenteur, d’agitation désordonnée ou de tranquillité, rythme cardiaque, rythme et caractéristiques respiratoires, répartition de la chaleur dans le corps, zones de tension, zones perçues comme « vides »…
Bien entendu, les techniques de prânâyâma sont en première ligne des propositions du yoga pour agir à ce niveau mais comme nous le verrons bientôt, il faut aussi prendre en compte les effets de la parole et de la pensée.
- le corps « mental », marqué par les effets des apprentissages, de la transmission d’une façon de se tenir, de bouger, de parler, de penser, en accord avec les schémas dominants dans un contexte social et culturel donné. Ce qui peut donner lieu à l’enfermement dans des réponses stéréotypées et inadaptées aux situations vécues. Avec le corps suivant, il est le domaine de la parole et de la pensée. Avec le corps précédent et le corps suivant, il contribue à forger le schéma corporel.
Le choix, dans la pratique du yoga, de bhâvana, c’est-à-dire d’intentions particulières énoncées par le professeur, contribue à ouvrir le champ des possibles et des solutions à trouver en telle ou telle circonstance.
- le corps « de conscience personnelle », dépendant des paroles : d’abord celles qui, entendues depuis le plus jeune âge, véhiculent une identification entre l’enfant et son image perçue dans le miroir et nommée par l’Autre. Puis celles qui ont eu, ont, auront un impact direct sur le corps sous la forme de sensations parfois très aiguës, telles que la chaleur de la honte ou de la colère, l’oppression de la tristesse, la torsion de la peur, le sourd inconfort de l’angoisse, la sidération par la violence vécue, le souffle coupé par la parole inouïe, la détente par la parole aimante…
Un certain nombre de ces sensations ou de ces affects marqués, un jour, dans le corps ou le psychisme, seront de plus en plus facilement reconnaissables, lorsqu’ils surgiront à nouveau, par ceux qui font, par exemple dans des temps méditatifs, l’expérience d’en débusquer l’empreinte avant même que leur développement ne devienne pathogène.
- enfin, le corps « de jouissance », « somme des émotions », disait Desikachar, siège de la capacité de goûter avec acuité et sérénité ce qu’apporte la vie, mais aussi de la possibilité d’être débordé par l’intensité des expériences. Dans ma pratique médicale, je rencontre souvent des patients qui sont ainsi débordés, au moins par moments, à des degrés divers, par exemple dans des contextes professionnels très sollicitants ou des relations personnelles compliquées.
Il est clair que le cadre fourni par le yoga sous la forme de rendez-vous réguliers avec soi-même, faisant coupure avec l’ambiance et le rythme dans lesquels on vit, a en soi des chances d’offrir les circonstances d’un apaisement, de contenir ce qui, de ces sensations, serait en excès.
D’ABORD, NE PAS NUIRE
Il n’est pas inutile de repérer comment, concrètement, aborder en yoga des situations pathologiques : d’abord ne pas nuire, trouver comment le yoga peut être pratiqué en dépit de la présence de troubles, comment il pourrait contribuer à les améliorer. Mais il n’y a pas de recette toute faite.
Et la préoccupation de la maladie a, au moins en partie, valeur de symptôme de blocage : la maladie, pour le yoga, pose problème quand elle est un obstacle.
Obstacle par rapport au déploiement d’énergie et à la détermination nécessaires pour affiner la connaissance de soi et de ce qui meut chacun différemment.
Obstacle à la chute des identifications à des groupes, à des fonctions, à l’« air du temps », à la projection des représentations d’autrui.
Obstacle, donc, sur le chemin « vers un soi » plus conscient de sa singularité, de sa responsabilité, de sa possibilité de choix.