MANTRA : « COMME PAR MAGIE »

La mythologie indienne, parfois relayée par les films de Bollywood, met en scène le pouvoir extraordinaire des mantra proclamés par ceux qui savent les manier : réalisation d’effets éventuellement surnaturels, formules de guérison, destruction des ennemis ou de ceux qui les prononcent mal, etc. La magie est au rendez-vous. Pas besoin que ces paroles aient du sens, elles font effet par leur prononciation dans des contextes particuliers. « Abracadabra ! », en somme… : de telles formules existent dans le monde entier, comme l’attestent les contes traditionnels. Les prières, dans toutes les religions, en sont aussi un exemple. D’autres mantra sont des formules plus longues, convoyant du sens, éventuellement incluses dans de grands corpus de textes à mémoriser pour pouvoir s’en imprégner

Dans la pratique du yoga, à première vue, ce ne sont pas des effets extraordinaires qui sont recherchés. Le prāṇāyāma, pivot de la pratique du yoga aux huit membres de Patanjali du fait du caractère central du travail sur le souffle, peut se pratiquer sans ou avec mantra (amantrakasamantraka). L’introduction des mantra vient alors ajouter une dimension de vibration, d’énergie de prononciation, de mémorisation, de scansion, d’expérience de l’émission vocale et aussi des effets d’une répétition « intérieure », d’éventuelle inspiration par le sens… Les effets sur l’activité psycho-mentale sont tangibles, parfois quasi magiques en ce que cette pratique peut faire taire pour un temps le bavardage intérieur incessant auquel nous sommes soumis, donner un accès au silence. Avec essentiellement du « bon » mais peut-être aussi un possible inconvénient, nous y reviendrons. Les effets directs sur le corps sont aussi, largement, au rendez-vous.

QUELQUES DEFINITIONS ET CITATIONS

Selon le dictionnaire sanskrit en ligne de Gérard Huet : mantra [instr. man] m. n. délibération, avis ; résolution, conseil, plan ; maxime | hymne sacré; formule mystique; incantation magique, charme | phil. [«instrument de pensée»] mantra ou formule sacrée ésotérique; instrument de connaissance et de pouvoir, sa récitation précise est prescrite par le maître [guru].

Relation entre élève et enseignant
Ainsi, un mantra (tra – instrument ; man – de pensée) est une formule, soit répétée à haute voix, soit chuchotée, soit formulée intérieurement, censée avoir un effet particulier. Elle est porteuse de sens ou bien hors sens. Elle est utilisée pour avoir du pouvoir, ou bien pour des cérémonies publiques (les premiers mantra sont issus du Veda) ou encore – par exemple en yoga – dans une sorte de rituel intérieur visant la transformation de l’état du pratiquant. Dans tous les cas, elle est transmise par un maître à un disciple, et c’est essentiel : elle représente aussi leur relation, l’idée que le maître se fait de ce qui conviendra au disciple, la possibilité pour le disciple, lorsqu’il le répète, de se souvenir de ce qui, dans cette relation, le porte… On dit d’ailleurs aussi que le mantra est « ce qui fait passer sur l’autre rive ».
Pouvoirs de la parole, hors recherche d’un sens à communiquer, du côté de la poésie
Dans tous les cas évidemment aussi, il s’agit de la mise en jeu des effets de la parole articulée, vāc, terme féminin en sanskrit. Selon Charles Malamoud, ce mot « désigne une réalité dont on décrit constamment les qualités féminines. […] La vāc sanskrite correspond exactement à ce que Saussure appelait la parole, c’est-à-dire la faculté de langage en tant qu’elle se réalise dans des productions concrètes […]. La parole (la Parole) n’est pas présentée dans les textes comme un moyen de “communiquer”, les poètes védiques ne l’utilisent pas comme un instrument pour faire leurs poèmes, mais plutôt leurs poèmes doivent leur permettre d’accéder à la parole, de la faire advenir. […] Dans de nombreux mythes ou, plus simplement, des expressions, […] la parole personnifiée ne cesse de fuir, de se dérober et il faut toujours faire des efforts pour la retenir ou la faire revenir. »

L’abord de la parole hors communication et même hors sens résonne avec ce que disait Samuel Beckett de sa pièce « En attendant Godot » (France Culture, Les Chemins de la Philosophie, L’attente (2/4), 18/12/2018) : « J’ai fait tout cela loin du désir de comprendre », aspirant à être « in-signifiant » – au sens, sans doute, ici, de ne pas être dans la recherche d’un signifié, d’un sens.

Le mantra est, selon Charles Malamoud, « un “instrument de réalisation mentale”. C’est une phrase souvent explicite (ou plusieurs phrases, parfois des éléments de dialogue), mais souvent aussi une phrase artificielle avec des mots arbitraires et des syllabes dépourvues de sens. La teneur y prévaut sur le sens ; ce mantra est efficace, il commande l’action magique, il produit ce qu’il dit ».
Selon Michel Angot (« Le Veda, la parole sacrée des brahmanes », Clio) :
« [Dans les rituels védiques], une division oppose les mantra, les paroles susceptibles d’être prononcées pendant les rituels (yajña) à l’ensemble des autres qui, de formes diverses, ne sont généralement pas utilisées dans les rituels et portent le nom de brâhmana. Dans une large mesure, ce découpage recoupe une division entre poésie (y compris la poésie non versifiée laquelle peut être très lyrique) et la prose non poétique. […] Ce sont les mantra qui ont concentré les pouvoirs de la parole : une parole tire son efficacité de sa structure où se combinent rythme, scansion, tonalité et assonances. Cette efficacité n’est pas d’abord à visée esthétique. Elle est une arme : depuis les mythes racontés dans les Brâhmana jusqu’aux feuilletons télévisés, on voit des rishi (des sages) se battre à coup de mantra, d’armes phoniques. […] C’est grâce à l’efficacité de ces mantra que les brahmanes conquièrent et justifient leur précellence, c’est grâce à eux que le pouvoir spirituel est plus fort que le pouvoir temporel. On comprend qu’un mantra est une parole dont la forme est spécifique et dès lors il ne peut qu’être de nature poétique et même de forme poétique. 
Les schémas métriques portent tous des noms féminins car la parole (vāc; cf. latin vox et nos vocables) est très féminine. Le plus prestigieux est la gāyatrī, « la cantatrice, l’enchanteresse » […]; la gāyatrī est liée notamment à Agni, le Feu. […] Elle sert entre autres à l’initiation des brahmanes.

 »Puissions-nous voir la lumière adorable 
du dieu Savitar, le soleil incitateur, 
pour qu’il stimule nos pensées » (RS III.62.10). »
Retenons de ces références que le mantra reconnaît et exprime la puissance du Verbe, d’abord hors sens, en deçà ou au-delà des discours constitués et cohérents, qu’il est d’ordre poétique. Le langage peut être un moyen utilitaire de signifier telle ou telle chose à autrui, et il implique une structure dans laquelle peuvent s’enchaîner des signifiants avec un certain automatisme ; la parole est autre chose : elle inclut avec le poids des mots un mystère, des équivoques, des résonances, un impact sur le corps qu’il s’agit d’éprouver, de retrouver, de laisser agir. Elle a, en soi, une force, que la tradition indienne a cherché à mettre en jeu de manière codifiée et ritualisée, en référence à ce qu’il est du devoir de ceux qui l’ont reçue de continuer à transmettre : les textes considérés comme les plus essentiels dans cette tradition sont d’ailleurs dits issus de la śruti, ce qui a été entendu, révélé par les premiers professeurs dans l’oreille de ceux qui leur ont succédé.

PRATIQUE PERSONNELLE ET EFFETS DES MANTRA

Le professeur propose donc un mantra à l’élève. Il existe clairement en Inde (ou ailleurs) nombre de soi-disant gurus autoritaires, auxquels importe peu l’écoute de ceux sur lesquels ils exercent leur pouvoir. Ce n’est toutefois pas le principe de cette fonction : idéalement, « celui qui dissipe les ténèbres », « qui a du poids », devrait être établi dans une relation de confiance et d’amitié avec l’élève, dont il cherche à saisir les caractéristiques singulières pour trouver avec lui les meilleurs chemins possibles. Cette proposition ne se fait que lorsque leur relation s’est suffisamment établie pour que le premier ait une idée de ce dont la répétition et la puissance d’évocation vont faire effet sur le second. On peut dire que le choix du mantra constitue une interprétation de la part du professeur. L’élève en reçoit un message sur la manière dont le professeur le voit ou cherche à faire advenir, pour lui, quelque chose. En tout cas, cette pratique donne un cadre à la pensée de l’élève, à ses représentations, à ce qu’il perçoit de sa relation à son guru. Et c’est au fond une grande responsabilité de la part du professeur que de choisir ce qui pourrait orienter durablement l’élève.

Quant à l’élève, il interprète aussi les paroles du guru. Le psychanalyste Jacques Lacan a extrait des Upaniṣad une longue citation (2) « mettant en scène Prajāpati, dieu du tonnerre, prié par les divinités (les Deva), les hommes et les démons (les Asura) : “Parle-nous !”, demandent-ils. Trois fois de suite, Prajāpati émet la syllabe “Da” et, chaque fois, les uns et les autres comprennent ce phonème en des sens différents. Les Deva comprennent Damyata, domptez-vous ; les hommes comprennent Datta, donnez ; les Asura comprennent Dayadhvam, faites grâce. Alors résonne la voix de tonnerre du dieu Prajāpati, “Da, da, da”, soumission, don, grâce, et à tous, il dit : “ Vous m’avez entendu.” ».(3) En fait, chacun a interprété à sa manière la syllabe proférée par Prajāpati, et c’est ce qui compte : montrer une direction ne signifie pas saturer le sens, il s’agit de laisser une possibilité pour chacun que le texte résonne différemment.
Comment s’enseigne et se pratique un mantra, court ou long ?
En trois étapes :

  1. Le professeur le proclame, l’élève le répète. D’une certaine manière, le professeur communique son énergie à l’élève. Comme dans l’apprentissage du chant védique, dont sont issus les premiers mantra, il s’agit d’abord de répéter deux fois pour s’assurer du placement correct de la voix, de la juste prononciation… Tant que l’élève n’arrive pas à reproduire d’aussi près que possible le son du mantra, le professeur le fait répéter. S’il s’agit de syllabes isolées (par exemple les syllabes se rapportant au soleil : hrām, hrīm, hrūm, hraim, hraum, hraḥ), le chant se fait plutôt sur un seul ton. Lorsqu’il s’agit de mots voire de phrases, jusqu’aux textes élaborés du chant védique telle la gāyatrī déjà citée, on retrouve en général les critères de pratique de ce dernier, sur trois notes séparées en général chacune d’un intervalle d’un ton. D’ailleurs, dans le premier chapitre de la Taittirīya upaniṣad sont énoncées les six règles du chant védique, très utiles pour se repérer : la couleur du son (celle des voyelles en premier lieu, voire des consonnes) ; la hauteur ; la mesure (durée de chaque son) ; l’énergie, la force d’articulation et de production ; la musicalité ; les scansions respectant le sens du texte). Peu à peu, l’élève ne répète plus qu’une fois avec le professeur, puis ils peuvent en arriver à chanter ensemble ou alterner le texte. On dit qu’il répète « comme un perroquet », sans comprendre, et ce n’est pas péjoratif.
     
  2. L’élève continue donc à répéter et répéter le texte. Il s’agit de japa, qui signifie littéralement « murmurer, chuchoter » : même si c’est à haute voix, il y a quelque chose d’intime dans cette répétition. Peu à peu se dévoilent les effets même de l’articulation, de l’énonciation, du texte. Il peut même se produire, au fur et à mesure, que la répétition intérieure se fasse d’elle-même, sans intention de s’y livrer, comme lorsque résonnent en nous des bouts de phrases ou de chants. Ce dernier type de phénomène n’est d’ailleurs pas le moins puissant.
     
  3. Au fil de cette répétition – japa – , de l’imprégnation par le texte, sa signification – s’il y en a une – peut être travaillée, commentée, avec le guru. C’est ce qui permet d’incorporer des textes traditionnels. Cette signification est aussi source d’inspiration pour la pratique et/ou la vie. On est ici proche de la notion de bhāvana.

Il était certes essentiel, au temps où l’écriture n’existait pas, de commencer par mémoriser les textes avant de les étudier. Mais cette transmission orale permettait aussi de saisir la différence entre la mise en jeu de la voix et de l’articulation des sons d’une part – par un sujet singulier qui en assume la diction et en éprouve plus ou moins consciemment les effets – et ce que peut signifier le texte d’autre part. Différence essentielle que nous tendons souvent à oublier lorsque, comme le disait Jacques Lacan, « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend»(4).

Cela laisse supposer que l’enjeu fondamental des effets de la parole, chez l’être parlant que nous sommes, était perçu dès la période des Veda ; et que la solution choisie pour les traiter a été de mettre en action l’émission de la parole, la voix et avec elle le souffle. Dans le chant védique existent, à côté des textes répétés dans leur continuité, des sortes de jeux de mots consistant à rompre cette continuité pour associer deux par deux ou trois par trois, dans un sens et dans l’autre, les éléments des phrases : plus question d’y trouver un sens, c’est de l’impact jusque dans le corps des sons et de leur articulation qu’il s’agit alors. Dans ce but, il n’est pas aberrant d’improviser, à côté des mantra déjà composés : inventer des syllabes, varier les hauteurs des sons, voire composer de petites mélodies, appliquer dans une autre langue que le sanskrit les mêmes principes… Sans oublier que ce travail est réputé développer la mémoire, la santé, la légèreté du corps, l’aptitude à repérer en écoutant l’autre des caractéristiques se manifestant par sa voix…

Par ailleurs, le fait de donner une forme précise à la parole prononcée, aux inflexions de la voix, au souffle qui la soutient ou la coupe à certains moments, canalise la pensée et conduit à une possibilité de silence. Des moments de paix de l’esprit, après une pratique des mantra, sont largement favorisés. Quelque chose se tait, ce qui permet une expérience de type méditatif. La question qui reste est : n’y a-t-il pas, dans la méditation, un temps pour le silence et un temps pour l’observation, la perception directe, l’acceptation de ce qui parle en nous si nous trouvons moyen de l’entendre ? Pas d’antinomie entre ces deux types d’expériences : en particulier si on se donne le temps de rester dans le silence préparé par les mantra, autre chose, du nouveau, peut survenir.
Alors certes, vive la magie de pouvoir soutenir dans la pratique du yoga, grâce aux mantra, des intentions particulières qui ont valeur d’inspiration ; de pouvoir accéder à un apaisement de la pensée et à des temps de silence. Mais à condition de ne pas créer de nouveaux barrages vis-à-vis d’un accès au réel de ce que chacun éprouve, à sa façon, avec son histoire et dans son champ relationnel.
Illustrant l’essentielle relation entre l’enseignant-guru-accompagnant et l’élève-disciple-voyageur, voici encore une référence à J. Lacan telle que la donne Catherine Clément(5) :
« Lacan en avertit les psychanalystes dans les phrases qui précèdent son évocation de Prajāpati : “Qu’elle [l’expérience psychanalytique] vous fasse comprendre enfin que c’est dans le don de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient. Si le domaine que définit ce don de la parole doit suffire à votre action comme à votre savoir, il suffira aussi à votre dévouement. Car il lui offre un champ privilégié.” »  

Gageons que cette adresse aux psychanalystes s’applique aussi à ceux qui endossent le rôle de transmettre le yoga, en particulier « avec les mantra » : ils reconnaissent et mettent en jeu d’une autre façon le poids de leur parole et de celle de ceux à qui ils enseignent.


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(1) C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Krishnamacharya se présentait non pas comme un guru mais comme un ācārya : quelqu’un qui a acquis une expérience lui permettant d’orienter quelqu’un d’autre sur un chemin.
(2)  Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322.
(3) Ibid
(4) Lacan J., « L’Etourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
(5) Clément C., Lacan indien, « La Cause freudienne » 2011/3 n°79, pp. 49 à 57.

Auteur : Laurence Maman