« Rien n’est permanent sauf le changement. » Héraclite

Tout passe, tout casse, tout lasse, tout s’efface… C’est le sens de la vie. Rien n’est destiné à durer, tout doit disparaître ! Le philosophe grec Héraclite d’Ephèse l’avait déjà constaté au IV° siècle avant J.C. en observant l’eau d’un fleuve : « Nul homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n’est plus la même eau ni le même homme. » Dans la philosophie du yoga, ce changement est nommé parinâma. Pari est un préfixe signifiant que l’on fait un tour complet (comme le préfixe grec peri) et nâma vient du verbe nam, se courber, se plier, s’incliner. On retrouve cette racine dans le nom namah (inclination,obéissance, adoration), notamment dans les mantra pour saluer et glorifier les divinités. Le mot parinâma revêt deux significations : il indique à la fois le processus du changement et son résultat. Le français possède deux synonymes de «changement » issus respectivement du grec ancien et du latin et constitués des mêmes éléments :«métamorphose », métamorphosis et « transformation », transformatio. Méta et trans sont des préfixes indiquant l’idée d’un passage, d’une traversée. Morphé et forma signifient « la forme ». La mythologie hindou comme la mythologie gréco-romaine multiplient les métamorphoses des divinités et expliquent l’origine d’éléments de la nature ainsi que les changements de celle-ci grâce à des métamorphoses. Le poète latin Ovide a consacré un long poème à ces transformations fabuleuses : Les métamorphoses.

Un constat négatif : « tout est souffrance »

Le mot sanskrit parinâma apparaît 11 fois dans les Yoga Sûtra de Patanjali (1). C’est une notion clé de la philosophie du yoga. Le paradoxe est que ce changement est à la fois le problème et la solution, la source de souffrance et la voie à suivre pour en sortir. Comme toujours, Patanjali commence par le constat du négatif pour nous montrer comment le transformer en positif. La notion de parinâma est absente du chapitre I. Elle n’apparaît qu’une fois dans le chapitre II pour faire un douloureux constat ( YS II, 15) : pour l’être humain capable de discernement, le vivekin, tout est souffrance, duhkhameva sarvam. Et l’une des causes de cette souffrance totale est le changement perpétuel qui caractérise la Nature, la prakriti, dont l’être humain fait partie avec son corps, kâya, mais aussi avec son psychisme, citta. Nous sommes soumis en permanence à l’activité des guna et au conflits qui en découlent. (2)

Les guna sont les trois fils qui tissent le trame de la Nature, la prakriti: prakâsha (sattva), la clarté; sthiti (tamas), la stabilité et kriya (rajas), l’activité. (3) Le vivekin est donc l’être humain capable de prendre conscience que dans cette vie, tout est insatisfaisant. Il est aussi conscient de la peine, la douleur ou la brûlure, tâpa, issue des regrets ou remords liés au passé et des désirs tournés vers l’avenir. Dans le sûtra précédent (II, 14), le mot tâpa est associé au préfixe pari présent dans parinâma : il signifie alors « ce qui est entouré de flammes, ce qui cuit, brûle tout autour ». Ainsi, Patanjali utilise la métaphore du feu pour faire comprendre l’intensité de cette douleur inhérente à l’existence humaine. Face à ce changement éternel et à la souffrance qui en découle, l’Homme va mettre en place des samskâra qui, le plus souvent, sont des samaskâraduhkhaih, des conditionnements sources de tourments, de mauvaises habitudes dont on ne parvient pas à se défaire. Et il les répète sans cesse comme pour contrer le changement qui l’effraie : cette routine le rassure. C’est un constat très pessimiste que fait Patanjali dans ce sûtra II, 15. Et pourtant, du négatif peut advenir le positif car, comme le dit le proverbe bouddhiste, « de la boue naît la fleur de lotus ».

De la boue aux pétales purs et éclatants du lotus

La prise de conscience de cette souffrance est le début de la sagesse, c’est elle qui met le yogin en chemin. Selon Frans Moors, « Le sage discerne
(viveka) tout cela avec recul. Il perçoit la réalité telle qu’elle est, il comprend les limites humaines et tous (sarva) les risques de souffrance (duhkha) inhérents à la vie. » (4) Il n’est donc plus la racine de lotus engluée dans la boue, il a poussé tel la fleur de lotus, s’est élevé et sa vision est claire et juste. C’est pourquoi Patanjali nous annonce une voie positive dans le sûtra suivant (II, 16) : heyam duhkhamanâgatam, « Le mal-être non encore advenu doit être évité » (5). Nous n’avons aucun pouvoir sur nos souffrances passés ou présentes mais tout est encore possible pour les empêcher de nous atteindre à l’avenir. Cet aphorisme est un des sûtra clés du texte de Patanjali et le grand maître Sri T. Krishnamacharya l’a fait graver sur le fronton de son centre de yoga, le Krishnamacharya Yoga Mandiram à Chennai. Il indique qu’un changement positif est possible mais, paradoxalement, grâce à la souffrance. Elle devient ainsi « facteur de progression », de transformation. Elle amène « à réfléchir sur ses causes et à modifier son comportement en conséquence. » Le but du yoga est ainsi « l’élimination de la souffance » (6).

Le changement : richesse de la Nature et infini des possibles

Le chapitre IV des Yoga Sûtra débute avec l’idée que nous avons en nous des possibilités infinies de changement, comme la Nature qui nous entoure. L’être humain a la capacité de se transformer, d’aller vers la clarté, la pureté, d’entretenir des samskâra, des conditionnements positifs qui lui apporteront la sérénité (sukha) (7) et une joie profonde (ananda) (8). Le sûtra IV, 2 nous indique en effet que « La transformation (parinâma) en une autre (antara) condition (jati) (est due) à l’abondance ou la générosité (apura) de la Nature (prakriti). » Ainsi, comme des graines, des changements positifs peuvent germer en nous à condition que nous nous donnions les moyens de les voir éclore. C’est la voie du yogin. Elle est longue et difficile. Selon F. Moors, « La plupart des évolutions en profondeur sont lentes […] cela est vrai pour le monde externe comme pour le monde interne, c’est-à-dire notre mental, nos réactions émotives, notre façon de voir le monde et d’intéragir avec les autres et les événements. La progression se fait au prix de l’élimination de blocages progressivement remplacés par des facteurs positifs. » (9) Les changements au sein de notre mental (citta-parinâma) sont au nombre de 3 selon Patanjali. Dans le chapitre III, il consacre 7 sûtra à la notion de parinâma (III, 9 à 15). Ces trois changements progressifs permettent d’atteindre l’état de yoga, le samâdhi. Sans vouloir ou pouvoir atteindre de tels degrés de sagesse, le texte de Patanjali nous offre une ouverture vers un changement positif : la souffrance est certes inhérente à l’existence humaine, mais elle peut être évitée. Elle est le tremplin vers un mieux être, une nouvelle façon de voir la vie, les autres et nous-mêmes. Changer d’habitudes, pratiquer le yoga postural, étudier la philosophie du yoga, changer de point de vue, de perspective : des clés essentielles pour mieux franchir les portes, les obstacles de notre vie.

Le changement grâce à la relation

L’un des sens du mot yoga est « le fait de lier, la relation ». Selon le yoga, il ne peut y avoir de changement sans cette notion de lien, de relation. Le yogin ne commence son chemin qu’avec l’aide et le soutien d’un nimitta (YS IV, 3), un enseignant. On peut considérer Patanjali comme le premier nimitta qui serait venu sur terre, selon la légende, pour soulager les Hommes de duhkha, la souffrance due à leur confusion mentale. Chaque enseignant de yoga après lui et ce jusqu’à aujourd’hui ont eu ce but. Les sûtra IV, 3 à 7 développent cette notion de relation entre l’enseigné et l’enseignant. C’est l’asmitâ, que F. Moors traduit par « « force de connexion » qui lie deux énergies. L’une donne, irradie, l’autre reçoit, s’imprègne et se voit transformée par l’intensité de l’échange. » (10) Le yoga est une histoire de transmission qui dure depuis des siècles. L’élève accorde sa confiance à son enseignant qui va subtilement l’inciter à se transformer, à s’améliorer mais à son rythme et selon ses possibilités. Enseigner c’est s’adapter à chaque élève et lui proposer ce qui est le mieux pour lui qu’il s’agisse de pratique posturale, de prânâyâma, de méditations ou d’études des textes. Chaque yogin se souviendra toujours des rencontres avec un ou plusieurs enseignants qui ont eu un profond impact dans sa vie.

Les mots de T.K.V. Desikachar

Quoi de mieux que de laisser la parole au premier grand enseignant de notre lignée de yoga, T.K.V. Desikachar, qui fut l’élève de Sri T. Krishnamacharya, son propre père ? Il a les mots justes et clairs pour expliquer cette force, cette énergie transformatrice qui lie l’enseignant et son élève : « Mélange digne de l’éprouvette du chimiste, l’enseignant est comme un catalyseur qui provoque des changements chez ses élèves. Si nous ajoutons la même substance à des produits différents, nous n’obtenons pas les mêmes réactions.[…] Le même enseignant stimulera alors des réactions diverses chez des personnes différentes en fonction de leurs potentialités. […] Comme la souffrance est souvent à l’origine de la quête, on constate une sorte d’accélération qui nous contraint à être au bon endroit, au bon moment et la rencontre avec l’enseignant met quelque chose en mouvement. Nous le trouvons au moment propice. La transmission peut alors commencer et personne ne peut y mettre fin, dès lors qu’elle existe.» (11)

Om namah à ma lignée de nimitta: Sri T. Krishnamacharya, T.K.V. Desikachar, Michel Alibert et Sandra Ermeneux.

S. B.

  1. Sûtra II, 15; III, 9-11-12-13-15-16; IV, 2-14-32-33.
  2. II, 15 parinâma-tâpa-samskâra-duhkhaih-guna-vrtti-virodhât-ca duhkham-eva sarvam vivekinah « Le sage, discernant, voit précisément [le potentiel de] souffrance présent en toute chose, à cause de la nature douloureuse des changements, des peines, des habitudes, et aussi en raison de l’activité exubérante des « substances fondamentales de la nature ».
  3. Les nom des guna sont ceux donnés par Patanjali dans le sûtra II, 18. Les guna sont aussi nommés tamas, rajas et sattva (mots entre parenthèses) dans le Samkhya Karika.
  4. Patanjali Yoga-Sûtra, traduction et commentaire de Frans Moors, Les cahiers de présence d’esprit.
  5. Traduction de Michel Alibert.
  6. Yoga-Sûtra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, Editions Âgamât.
  7. On trouve la notion de sukha dans les sûtra I, 33; II, 5-7-42-46
  8. On ne trouve la notion d’ânanda que dans un sûtra, le I, 17.
  9. Patanjali Yoga-Sûtra, traduction et commentaire de Frans Moors, Les cahiers de présence d’esprit.
  10. Idem
  11. En quête de soi, T.K.V. Desikachar avec Martin Neal, Editions Âgamât