MANTRA: la vibration sacrée

Quand j’ai rencontré ma formatrice pour la première fois, elle m’a indiqué que nous allions étudier les Yoga Sûtra de Patanjali et que nous allions les chanter. Je suis donc repartie avec le livret de chant et les CD chantés par Martin Neal (1). J’étais surprise, perplexe mais aussi pétrifiée et apeurée à l’idée de devoir chanter devant et avec un groupe. Qu’est-ce que le chant pouvait-il bien avoir affaire avec le yoga? Puis, j’ai écouté les CD de Martin Neal, chez moi, dans ma voiture, partout où cela était possible et je me suis laissée emporter par la musicalité des mots de Patanjali auxquels je ne comprenais rien dans un premier temps. J’ai chanté les sûtra en groupe, timidement au début, et ensuite avec de plus en plus de confiance. J’ai savouré le son de ma voix mêlée à celle des autres ainsi que le puissant silence qui suivait le chant, le corps encore vibrant et pleinement vivant. Enfin, j’ai été initiée à certains mantra qui depuis ne m’ont jamais quittée et font partie intégrante de ma pratique et de ma vie. C’est pourquoi je souhaite vous partager sous formes d’articles mon expérience du chant védique, vous faire découvrir ou redécouvrir certains mantra en les mettant en lien avec les Yoga Sûtra de Patanjali.

Qu’est-ce qu’un mantra?
L’étymologie du mot mantra indique qu’il est composé de deux racines sanskrites. Premièrement la racine man-, la pensée, que l’on retrouve dans le mot manas, concept fondamental chez Patanjali, mais aussi dans le latin mens, mentis, f, qui a donné le mot français mental. Deuxièmement, la racine tra-, souvent traduite pas les mots « instrument, outil ». Le mantra serait donc un instrument pour la pensée, un « moyen pour penser » mais dans quel but?
Michel Alibert le traduit aussi par « la pensée qui fait traverser », en s’appuyant sur laracine tr- qui signifie « traverser ». Laurence Maman propose aussi la traduction suivante, très imagée: « le mantra est ce qui fait passer sur l’autre rive » (2). Le mantra aurait donc un effet direct sur manas en lui permettant d’aller vers un “autre”… Qui pourrait être cet autre? Un état de profonde concentration? Une autre façon d’être au monde? Ou alors une ouverture, une écoute de l’Autre en nous, notre Purusha, la conscience pure, le Soi?
Le mantra peut être un son, une syllabe, un mot ou une succession de mots, « son élaboration et sa transmission obéissent à des règles précises présentées dans les grandes Upanisad » (3). Il s’agit d’une formule sacrée en sanskrit, la langue ancienne de l’Inde mais le professeur de yoga peut choisir un mantra formulé dans sa propre langue. Selon L. Maman, « Un mantra peut être répété à haute voix, ou chuchoté, ou formulé intérieurement, il est censé avoir un effet particulier. Il est porteur de sens ou bien hors sens. Il est utilisé […] en yoga dans une sorte de rituel intérieur visant la transformation de l’état du pratiquant. […] Par ailleurs, le fait de donner une forme précise à la parole prononcée, aux inflexions de voix, au souffle qui la soutient ou la coupe à certains moments, canalise la pensée et conduit à une possibilité de silence. Des moments de paix de l’esprit, après une pratique des mantra, sont largement favorisés. Quelque chose se tait, ce qui permet une expérience de type méditatif. » (4)

Le mantra dans les Yoga Sûtra
Le mot mantra n’a qu’une occurrence dans le texte de Patanjali. On le trouve dans le premier sûtra du chapitre IV. Nous l’étudierons, mais commençons par évoquer les sûtra en lien avec le mantra dans le chapitre I.
Dans ce premier chapitre, Patanjali propose sept ekatattvâbhyâsah (I, 32-39), moyens pour surmonter les neuf obstacles (antaraya: I, 30-31) qui peuvent surgir sur la voie du yogi. L’un d’entre eux n’évoque pas directement la pratique des mantra mais une activité sensorielle capable d’apaiser et de stabiliser le mental :
I, 35 visayavati vâ – pravrttirutpannâ – manasah – sthiti – nibhandinî: « Ou par une activité intelligente en relation aux objets des sens pour favoriser la stabilité et le contrôle ferme du mental. » (5)
Selon moi, cette activité peut être le chant, le murmure ou la récitation intérieure de mantra ou de sûtra, mettant en jeu le sens de l’ouïe.
Avant d’évoquer ces 7 moyens, Patanjali propose un autre moyen direct pour surmonter les obstacles et apaiser le mental. Il s’agit de l’abandon à îsvara, le « maître, seigneur ou Dieu » des yogi (I, 23 îsvara – pranidhânâdvâ). Et l’un des moyens de se relier et de s’abandonner à îsvara est la répétition murmurée (japa) de son nom (pranavah). De nombreux mantra de l’hindouisme sont des invocations de différents dieux. Patanjali propose donc ici au yogi un mantra pour îsvara, dont il doit répéter le nom.
Qui est ce Dieu? Je laisse la parole à Mircea Eliade qui le définit avec une grande clarté: « Ce Dieu n’est, bien entendu pas créateur (le Cosmos, la vie et l’homme ayant été […] « créés » par la prakrti, car tous procèdent de la substance primordiale). Mais Içvara peut hâter, chez certains hommes, le processus de délivrance […] Le rôle dIçvara est d’ailleurs assez modeste. Il peut, par exemple, faire que le yogin qui le prend pour objet de sa concentration obtienne le samadhi.» (6) Îsvara est ainsi un modèle de liberté pour l’homme en ce qu’il est un « purusha libre depuis l’éternité, jamais atteint par les « douleurs » et les« impuretés » de l’existence (YS, I, 24). […] Içvara n’est en somme qu’un archétype du yogin: un Macro-yogin ». (7) Patanjali a ainsi introduit dans son traité une autre voie vers le samadhi, plus directe et plus simple que celle du yoga aux huit membres (astanga yoga) exposé dans les chapitres II et III. C’est la voie mystique, la bhakti, que nombre de grands yogi ont pratiqué, et qui sera largement développée et approfondie par les commentateurs des Yoga Sûtra. Cette voie n’est pas obligatoire pour le yogi. D’ailleurs, la notion d’îsvara disparaît du traité de
Patanjali à la fin du chapitre II. Cependant, Krishnamacharya, le père du yoga moderne,considérait l’îsvarapranidhâna comme primordial et indispensable.
Quel est le nom (vacakah) d’îsvara que Patanjali nous incite à répéter en murmurant? Il s’agit de pranavah, la syllabe sacré ou mystique, le « OM ». Pour les hindouistes, c’est le son primordial, la source de tous les mots, la somme totale de tous les sons. C’est la vibration de L’Absolu, le brahman, à partir de laquelle tout l’univers fut créé. Toutefois, la notion de brahman est totalement absente des Yoga Sûtra. La syllabe sacrée serait donc une façon proposée par Patanjali d’évoquer îsvara puisque c’était un mantra que l’on utilisait à son époque. Néanmoins, Michel Alibert considère que chaque yogi, sensible à la voie de la bhakti peut trouver en lui le nom qu’il souhaite donner à îsvara.

Ce murmure, japa, du nom d’îsvara doit être accompagné d’une méditation profonde sur sa signification (I, 28). De plus, le sûtra I, 29 explique les conséquences de ce japa: la connaissance de la conscience intérieure (pratyakcetanâdhigamah), c’est à dire de notre purusha, et la destruction des obstacles (antarâyâbhâvasca) que Patanjali énumère ensuite dans le sûtra I, 30. Il est alors clair qu’îsvara n’est qu’un modèle, un miroir du purusha en chacun de nous mais il peut être une aide pour certains yogi qui pratiquent cette méditation sur le divin, surtout dans le contexte culturel et religieux indien. Marc Ballanfat l’explique bien: « Les moyens de résorption enseignés par le Yoga, en particulier la méditation sur le Seigneur, participent donc en Inde à l’intériorisation de la conscience déposée dans le monde social et religieux. » (8) De même, le commentateur Vyâsa utilise une comparaison pour interpréter le sûtra I, 29: “De même que le Seigneur est un principe de conscience, pur, apaisé, libéré, au-delà du malheur, de même l’ascète comprend qu’il est un principe de conscience qui prend connaissance de son intelligence” (9).
Aucun sûtra du chapitre II ne peut être relié à la pratique des mantra. Dans le chapitre III, un sûtra évoque « la maîtrise du souffle ascendant », udâna jayât, qui est l’un des cinq vayu, les souffles vitaux :
III, 39 udânajayât – jala – panka – kantakâdisu – asangah – utkrântisca: « Par la maîtrise du souffle ascendant, il y a élévation et désengagement de l’eau, de la boue, des épines, etc. »
Selon Frans Moors, « L’une des clés de cette maîtrise passe par le chant védique, la récitation des formules sacrées, le contrôle des expirations et les suspensions du souffle avec les poumons vides». (10) En effet, ce vayu est situé dans le haut du corps, il permet la croissance, la verticalité, l’élévation et la communication. Il se manifeste donc le plus souvent par la parole, vâc en sanskrit qui est de la même racine que le latin vox, vocis, f qui a donné le français vocal, vocaliser, vocalise. Le chant est ainsi le moyen idéal pour maîtriser ce souffle udana qui va aider le yogi à s’élever physiquement et spirituellement mais aussi à se dégager de tout ce qui pourrait l’emporter comme l’eau, l’embourber et le bloquer comme la boue, le piquer et le blesser comme les épines… C’est une nouvelle manière de surmonter les obstacles qui se dresseront sur son chemin.
Comme nous le disions plus haut, Patanjali n’utilise qu’une seule fois le mot mantra dans l’aphorisme IV, 1 :
IV, 1 janma – osadhi – mantra – tapah – samâdhijâh – siddhayah: « Les pouvoirs viennent de la naissance, des plantes médicinales, des formules mystiques, de la discipline ou de l’absorption complète. » (11)

Les siddhi sont les nombreux pouvoirs ou « accomplissements extraordinaires » (12) acquis par le samyama (la triade formée de dhâranâ, dhyâna et samâdhi, III, 1 à 4) et énumérés dans le chapitre III. Patanjali ouvre le chapitre IV en rappelant les moyens qui permettent de les obtenir. La récitation de mantra est le troisième moyen. Cependant, pour Patanjali, le dernier moyen, le samâdhi, est largement supérieur aux autres : c’est le « ravissement lumineux (samâdhi), qui est l’aboutissement du yoga aux huit membres (astânga-yoga). Seule cette cinquième voie permet d’être véritablement le maître des pouvoirs, donc d’en faire bon usage. Les autres moyens sont plus faibles, ils comportent des risques » (13). Ainsi, les Yoga sûtra évoquent le pouvoir des mantra mais nous invitent à être prudents quant à leur usage. A chacun de voir l’effet que la répétition des sons a sur lui et de savoir si cela est une aide à la concentration ou au contraire la cause de troubles.

L’apprentissage des mantra
Selon la tradition, un mantra doit être appris oralement auprès d’un maître. Il suffit d’avoir une bouche et deux oreilles pour être initié. L’apprentissage demande écoute et concentration et développe le sens de l’ouïe. « Le professeur le proclame, l’élève le répète. […] il s’agit d’abord de répéter deux fois pour s’assurer du placement correct de la voix, de la juste prononciation. Tant que l’élève n’arrive pas à reproduire d’aussi près que possible le son du mantra, le professeur le fait répéter. […] Peu à peu l’élève ne répète plus qu’une fois avec le professeur, puis ils peuvent en arriver à chanter ensemble ou alterner le texte. […] Au fil de la répétition – japa – de l’imprégnation par le texte, sa signification – s’il y en a une – peut être travaillée, commentée, avec le guru.» (14)

Pratique du yoga et mantra
Les mantra peuvent être introduits dans une pratique de yoga de différentes façons car « l’épanouissement de la voix prend son assise dans le corps et dans le souffle ». (15) Ils favorisent dhâranâ, la concentration. Ils peuvent être émis à haute voix ou intériorisés. S’il est émis à haute voix, le mantra est récité à l’expiration : « Une réalité fondamentale est que pour émettre des sons, il faut expirer. C’est la relaxation du diaphragme qui permet l’expiration. Ce qui réduit de nombreux inconforts et troubles physiologiques.» (16) Ainsi, le professeur peut choisir un mantra comme bhâvana principal de sa séance. Le souffle est accompagné du mantra et cela se nomme le samantraka prânâyâma. L’élève répète alors le mantra :

Chantons et vibrons !
Le chant de mantra, ou tout autre chant qui nous élève ou nous fait vibrer, a donc toute sa place dans la pratique du yoga :
« Ce n’est pas tant le chant qui est sacré, c’est le lien qu’il crée entre les êtres ». Philippe Barraqué, musicologue et musicothérapeute
« Le plus beau chant est celui qui contient le plus grand silence. » Marie Noël, poétesse

Sophie B.

Notes:

  1. Yoga-sûtra de Patanjali, LIVRET de CHANT accompagnant 2CD chantés par Martin Neal, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  2. MANTRA, Formule magique ou moyen pour penser, Laurence Maman, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  3. Bernard Bouanchaud, Yoga-sûtra de Patanjali, Miroir de soi, éditions Âgamât – Les Upanisad: textes sacrés hindous considérés comme révélés et dont l’ensemble (plus de 200) forme le vedanta.
  4. Laurence Maman, Formule magique ou moyen pour penser, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  5. Traduction de Frans Moors, Patanjali Yoga-sûtra, traduction et commentaire, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  6. Mircéa Eliade, PATANJALI et le yoga, Maîtres spirituels, éditions Seuil
  7. Idem
  8. Marc Ballanfat, Patanjali Yogasûtra, traduction et commentaire, éditions Albin Michel
  9. Yogabhâsya de Vyâsa sur le Yoga-sûtra de Patañjali traduit par Pierre-Sylvain FILLIOZAT, éditions Âgamât
  10. Traduction de Frans Moors, Patanjali Yoga-sûtra, traduction et commentaire, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  11. Idem
  12. Idem
  13. Idem
  14. MANTRA, Formule magique ou moyen pour penser, Laurence Maman, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  15. Laurence Maman, La relation au son dans le yoga, corps, souffle, voix, parole, in Donner de la voix, Prendre la parole, Les cahiers de PRÉSENCE D’ESPRIT
  16. Idem