Les Samskarâ ou la métaphore de l’iceberg

Qui n’a jamais pensé, prononcé ou entendu dire : « je n’ai jamais de chance », « j’ai encore raté mon épreuve », « c’est toujours la même chose ; tout recommence », « décidément, c’est une vraie malédiction ». Il n’y a pas de malédiction ; juste des conditionnements, souvent traduits par le terme sanskrit samskâra.
Desikachar, de son côté utilisait plusieurs vocables en fonction du contexte : habitudes, conditionnements, mémoires ou impressions passées, empreintes. Selon lui, la racine du mot signifie « faire et refaire 1» . Ainsi, la notion de samskâra inclurait, à la fois, la conséquence d’actions passées dont la mémoire « smriti » garde une trace et l’empreinte de cette mémoire qui va induire la répétition automatique, comme un réflexe. De là, provient la souffrance « duhkha » que nous devons éviter d’alimenter par des schémas de pensées, d’actions répétitifs car : « la souffrance non encore survenue doit être évitée »2 (YSII-16)

Samskarâ et Yoga-Sutra
De nombreux aphorismes dans le Yoga Sutra de Patanjali traitent des formes du conditionnement en tant qu’obstacles à notre bonheur comme pour interpeller le lecteur/yogi sur l’importance d’en prendre conscience et d’agir. En voici quelques-uns3 :

Le poids des conditionnements
Ainsi, la question des samskarâ touche à la nature même de notre être, par les représentations, les tendances ou les réactions inconscientes qui se forment en nous à partir de nos expériences passées, façonnant de ce fait, notre perception du monde et notre comportement.
Les samskâra sont alors compris comme des résidus psychologiques qui s’accumulent au travers des expériences, des pensées, des émotions, des actions que nous avons vécues. Ils influencent le mental conscient au travers de nos choix, nos interactions sociales. Notre santé physique et mentale est également impactée car :
• Ils poussent à (re)vivre des expériences dans le présent.
• Ils renvoient en continu à son passé.
• Ils affectent sa capacité à librement décider de son avenir.
→ C’est de ce cercle vicieux, de cette spirale que naît la souffrance. Il s’agit dès lors, de se pencher sur les causes de celle-ci, d’en remonter la source pour en nettoyer la mémoire (YS II-10).

De la nature de la souffrance
On distingue trois causes :
Les Klesha ou afflictions (Sutra II.3 à II.9) :
• L’ignorance, les fausses croyances : avidyâ (YSII- 4 / 5)
• L’identification à une partie de soi, l’ego : asmitâ (YSII-6)
• L’attrait compulsif, la passion : râgah (YSII-7)
• La répulsion compulsive, la haine : dvesah (YSII-8)
• La peur, l’anxiété, l’angoisse : abhinivesah (YSII-9)
→Les klesha sont des pulsions erronées qui conduisent à la souffrance.
Ces afflictions proviennent et alimentent les samskarâ qui, comme nous l’avons vu, sont des imprégnations gravées dans le mental-citta formant des habitudes, des tendances à réagir et à agir de telle ou telle manière, sous forme de pulsions ou de désirs. En effet, nous sommes influencés par nos souvenirs inconscients, notre éducation, nos héritages familiaux, nos croyances et certitudes ; la société, l’époque dans lesquelles nous naissons.
Les vâsanâ (YS-IV 8) sont l’écho de ces influences et forment les samskarâ, nos conditionnements. Ils constituent une sorte de trace parfumée. Imaginons un flacon de parfum. Une fois vide de son contenu, la fragrance n’en demeure pas moins présente ! Elle imprègne les parois, le col, le bouchon. Nous sommes à l’image de ce flacon et de sa précieuse essence : « Alors qu’il n’a pas suffisamment réduit ses problèmes personnels […] le yogi voit resurgir dans son comportement ses tendances erronées…4 ». Nous sommes sous l’influence de latences profondes.
Il suffit de peu pour réactiver des schémas enfouis dans notre mémoire : « nos comportements sont induits par notre mémoire et nos imprégnations psychiques avant que nous en ayons conscience5 » (YSIV 9) .
Samskarâ et vâsâna constituent la partie immergée d’un iceberg !
→ En prenant conscience du lien étroit qui les unit, nous pouvons agir pour déprogrammer les klesha : ne plus subir ; devenir acteur.

Se libérer des conditionnements ?
Le yoga invite à prendre conscience des samskarâ, à les comprendre afin de les transcender.
La pratique vise à révéler ces schémas inconscients en offrant des outils pour observer nos pensées, nos réactions et nos impulsions sans jugement. La méditation « dhyâna », la pratique des « âsana » (postures physiques) et la respiration consciente « prânâyâma » sont autant de moyens qui aident à identifier, à apaiser ou dissoudre ces conditionnements qui peuvent parfois être sources de souffrance.
En reconnaissant et en travaillant sur nos samskarâ, le yoga offre la possibilité de les transformer. En leur apportant une profonde attention, nous pouvons apprendre à élargir notre perspective, à modifier nos réponses et à affiner nos comportements afin de cultiver des samskarâ plus positifs et bénéfiques.
Si l’aspect sclérosant des samskarâ est indubitable, un aspect positif du conditionnement ne doit pas être écarté. Le nom donné à l’ancienne langue de l’Inde – le sanskrit – langue du Yoga Sûtra, vient du terme « samskrta » dont samskâra est dérivé. Il désigne ici quelque chose qui tend à la perfection. Pour Krishnamâcharya «le yoga est un samskâra » en tant qu’état méditatif. Il s’agit donc d’utiliser ce mécanisme à notre avantage.
Mettre en place une pratique régulière ; lire, étudier le YS, les textes védiques, les épopées telles la Baghavad-Gita ou le Ramayana ; chanter, réciter des mantras et accepter ce qui est sans rechercher les fruits de l’action…sont autant de bonnes habitudes à instaurer, de sains réflexes qui réorienteront le mental et le guideront vers la clarté mentale, la libération.
→ Initier un yoga de l’action juste en pratiquant le Kriya-yoga (YS. II 1)

La philosophie du yoga nous invite à reconnaître que nous ne sommes pas déterminés par nos conditionnements passés. Au contraire, grâce à la pratique du yoga, nous pouvons passer de l’état de victime de nos samskarâ à celui de maîtres de notre destin, libres de créer une réalité plus alignée avec notre essence la plus profonde.
Hélène P.

  1. D’après M.Neal
  2. Trad.B.Bouanchaud, yoga sutra de Patanjali
  3. Ibid
  4. Ibid
  5. ibid