Le souffle victorieux

Le yoga est riche en techniques respiratoires que l’on nomme « prânâyâma ». Ce 4ème membre de l’astânga-yoga présenté au YS II-29 de Patanjali, constitue un art subtil visant la maîtrise du souffle comme moyen de purification et comme porte d’entrée dans la spiritualité du yoga. Nous nous intéresserons ici au « prânâyâma ujjayi » qui, par sa profondeur, permet de conscientiser notre respiration.

Etymologie et sens

Le terme prânâyâma est composé de prânâ, le souffle, l’énergie vitale et de yâm , du verbe yam étirer, allonger, retenir. Ainsi, nous pourrions assimiler le prânâyâma à une maîtrise du souffle de la respiration.

Ujjayi, lui provient de Ud, élever, mener vers le haut et de jaya, la victoire. Certaines traductions du terme se réfèrent parfois à une ancienne formule de salut « jaya ram[1]» qui, par extension, signifiait « ce qui s’exprime à haute voix » car cette technique respiratoire n’est pas silencieuse. En effet, le son émis par le yogi en pratique peut faire penser au « souffle du cobra » ou au « souffle de l’océan ».

Le prânâyama ujjayi constitue ainsi un « souffle victorieux », une conquête du souffle qui résonne comme une conquête de soi car le travail du yoga est un retour au souffle et l’ujjayi permet une meilleure relation à celui-ci.

Un souffle divin

Comme toujours en Inde, les mythes, les légendes et leur fonction explicative ne sont jamais loin. Ainsi, un écrit de la Bhâgavata-Purana ou Srîmad Bhâgavatam[2] raconte comment dieux (deva) et démons (asura) décidèrent de baratter l’océan afin d’en extraire le nectar d’immortalité (amrita) qui s’y trouvait. Pour ce faire, le mont Meru servit de bâton et la queue du serpent Âdisesa, de corde. Plantes, herbes furent jetées dans l’océan pour servir de matière première au barattage qui produirait l’amrita.

Le nectar de vie surgit dans une jarre d’or mais mêlé à celui-ci, un poison mortel émergea !

Ce poison (halâhala) pouvant détruire l’Univers, dieux et démons implorèrent le dieu Shiva qui but le poison sans l’avaler et le garda dans le creux de sa gorge (vishudda cakra) où il le purifia grâce à l’ujjayi prânâyâma.  Shiva sauva le monde et sa gorge prit une couleur bleu foncé. Depuis, Shiva est désigné par Nilakantha (gorge bleue)[3].

Cette légende illustre à la fois l’effet de l’Ujjayi et plus largement la puissance du prânayâma, considéré comme une science, un art à part entière.

Bhagavata Purana (vers 1740. British museum)

En quête de plénitude

Un commentaire de la Hatha yoga Pradipika nous enseigne que « quand le souffle est instable, les pensées aussi errent. Mais quand le souffle est stable, l’esprit (citta) lui aussi devient calme ».

Et d’ajouter : « c’est ainsi que les yogis atteignent la longévité. Donc chacun devrait apprendre à contrôler sa respiration ».

Mais pourquoi vouloir apprivoiser notre respiration ?

Les postures « âsana » ancrent le corps, le mental et visent, surtout, à faciliter le contrôle du souffle défini au YSII-49 comme : « l’arrêt du mouvement ordinaire de l’inspiration et de l’expiration [4]». Ce mouvement ordinaire (svâsa- prasvâsa) composé d’inspirations, pauses et expirations est soumis aux influences extérieures : stress, angoisse, colère…qui se manifestent par une respiration précipitée, un souffle court ou des apnées. Ce quotidien fait que Prâna monte à l’Inspiration et Âpana descend en expiration : la respiration stable nous échappe.[5]

Ainsi, apparaît l’idée de maîtrise, de contrôle voire d’arrêt du souffle !

Rappelons que pour le yoga, le souffle est la vie elle-même. A notre naissance, nous recevons une quantité de souffle vital et notre rythme respiratoire a pour but de le faire circuler dans le corps. Le contrôle du souffle va inverser les flux : l’air inspiré devient un véhicule pour prâna qui descend le feu (agni) vers l’abdomen. L’arrêt plein maintient la flamme vers le bas afin de consumer les déchets (mala) et à l’expiration, apâna remonte vers le feu et l’arrêt vide maintient la flamme vers le haut.

Ce mouvement de contrôle n’est pas juste la preuve physique d’une bonne oxygénation. La respiration agit sur le psychisme et « par le contrôle du souffle, on détruit peu à peu tout le karman accumulé durant les existences ; on obtient des pouvoirs merveilleux, on se meut librement à travers les trois mondes[6] ».

Il existe donc une fonction purificatrice (du grec puri, le feu) du prânâyâma qui opère par la régularité, la persévérance, la discipline et conduit le yogi sur le chemin de la plénitude. Cette unité du souffle vital est décrite par Krishnamacharya comme : « […] inspiration-expiration ininterrompues ». Le mental apaisé, « alors ce qui recouvre la lumière est éliminé » (YSII-52).

Ujjayi, la victorieuse

La respiration rapide est symptomatique d’un citta désordonné, perturbé. En allongeant la durée du souffle, ujjayi œuvre pour qu’il y ait adéquation entre le temps du souffle et citta qui s’apaisant, se fait « nirodha[7] ». C’est-à dire que le yoga maintient notre esprit dans un mélange de quiétude et d’éveil. Nous sommes présents à ce que nous faisons et ne sommes plus perturbés par les pensées qui nous assaillent de façon anarchique. Elles sont contrôlées, orientées.

Allongé et subtil, ce souffle n’en est pas pour autant inconsistant et vouloir le forcer, n’est d’aucune utilité, voire contre-productif. Comme le souligne Michel Alibert, on ne peut obliger l’ujjayi ; il faut laisser vivre le souffle et l’accueillir seulement s’il se place de lui-même pour gagner en subtilité. Sa pratique est donc tout, sauf un acte volontaire.

Le son provoqué, audible se produit dans la gorge et le yogi perçoit le passage de l’air dans les narines, sur la voûte du palais.

Comment découvrir ce lieu de l’ujjayi ?

Le yogi peut imiter le bruit de l’abeille, bramahri – sans le son dans un premier temps – et porter sa conscience sur le lieu éveillé, le lieu « où ça respire » : le centre de la gorge où siège vishuddha chakra, porte de l’âme.

De la pratique avant toute chose[8]

Cette technique respiratoire peut s’effectuer durant les âsana pour ralentir et synchroniser gestes et respiration, ou en méditation. Pour cela, le yogi doit d’abord détendre le larynx par un petit exercice de bâillement interne :

 Mâchoires détendues, langue déposée, inspirer bouche fermée et expirer en amenant la langue vers le fond de la gorge. Un bâillement automatique se déclenche.

Puis :

 Freiner le passage de l’air au niveau de la glotte sans serrer la gorge : inspirer puis expirer.

 La friction de l’air ainsi restreint provoque un son continu à l’image du vent ou d’un soupir.

La qualité du son émis, sa fluidité, sa régularité aide le yogi à juger de son aisance en situation posturale, respiratoire ou mentale.

Le yoga est une loupe sur notre souffle et notre vie. Par la pratique de l’ujjayi nous allongeons notre souffle et nous en rendons maîtres. Ujjayi permet d’asseoir et de maintenir un esprit apaisé. Par le lâcher-prise qu’elle procure, cette technique incite à se laisser guider par le son apaisant et, rappelons que lorsque le souffle est calme, le mental l’est aussi. Ujjayi est une des multiples voies que propose le yoga sur le chemin du Sâmadhi, plus haut niveau de conscience.

Hélène P.

[1] D’après A. Van Lysebeth Prânâyâma, la dynamique du souffle (J’ai lu)

[2] Un des 18 purana majeurs : attribué à Vyasa (postérieur au Xème siècle)

[3] D’après B.K.S Iyengar ; Lumière sur les YS de Patanjali (buchet- chastel)

[4] Yoga sutra de Patanjali (trad. F Moors)

[5] Schémas tirés de : yoga et santé énergétique, M.Alibert

[6] Shiva-Samitâ (3.58) cité par J.Varenne, Aux sources du yoga (éd. Dauphin)

[7] YS I-2 Patanjali

[8] D’après A.Van Lysebeth,  Prânâyâma (J’ai Lu) & Fiche EMY Formation, S.Ermeneux + titre emprunté poème P.Verlaine « Art poétique » (Jadis et Naguère 1884)