DANSER L’AUTRE

Le 6ème opus de notre journal «  Les mots du Yoga » traite cette saison du thème de l’Autre. Cet Autre qui fait relation et inquiète en même temps est également le sujet abordé par Kader Attou, danseur-chorégraphe français de hip-hop et de danse contemporaine. Celui-ci présente une nouvelle création, Les Autres, pièce chorégraphique poétique, envoûtante. Le rideau se lève et le spectateur est invité à partager l’univers onirique proposé par les six danseurs.

L’Autre, les autres et soi

L’Autre. Comment définir ce terme vaste et vague à la fois ?
Pour les Grecs, « l’Autre » désignait les Barbares, les barbaroi, c’est-à-dire ceux dont le langage est inaudible, incompréhensible (ils font « bar bar »). En philosophie, l’Autre, autrui c’est l’autre que soi, le différent. Le dictionnaire lui, propose d’aborder cette notion sur le plan moral : « toute personne autre que soi-même ».
Ce qui se lit au travers de ces définitions, c’est que l’Autre intrigue, inquiète car différent, inconnu. Alors, nous érigeons des murs, nous dressons des barreaux, nous définissons des frontières pour nous protéger de l’Autre. Des autres…
Sur scène, des corps invisibles poussent péniblement de hautes colonnes noires qui s’alignent et dressent un mur face aux spectateurs. Nous devenons cet Autre ; cet inconnu.

Six danseurs s’exposent peu à peu, évoluent sur le plateau, se lancent dans des portés dynamiques, à deux, trois ou quatre. Ils semblent jouer à cache-cache parmi les colonnes qu’ils déplacent au gré de leurs courses.
Les mains, les bras, les corps se lient et se délient dans une gestuelle qui emprunte à la fois au hip-hop et au contemporain. Se dessine un langage commun, un lien qui se noue entre soi et les autres. Ce lien que l’on retrouve dans l’étymologie du mot « yoga » prend chair par la chorégraphie. Les tableaux s’enchaînent. Des dialogues s’établissent entre les danseurs pris dans les plis de la relation à autrui et la relation à soi est questionnée dans de simples monologues corporels.
Car l’Autre nous montre où nous en sommes. Il est notre limite dans sa différence que nous devons respecter. Il nous résistera toujours et ce, pour notre plus grand bien et nous incite à travailler sur nous-mêmes comme le précisent les aphorismes 29-30 du chapitre II du YS de Patanjali. Les principes relationnels et éthiques « yama » constituent le 1er membre de l’ashtanga yoga qui invite à cultiver à l’égard d’autrui bienveillance, sincérité, intégrité, modération et sobriété2 .


L’Autre nous enrichit, nous nourrit à l’image de la danseuse portée par ses partenaires et dont les pieds ne touchent plus terre. Son corps s’imprègne de légèreté comme le coton (YSIII-42) et obtient le pouvoir de se mouvoir dans l’espace.

photo site TNDI Châteauvallon

Un univers onirique

Le nouvel opus de Kader Attou, offre un univers sensible où se mêlent danse, scénographie et musique nous entraînant aux confins du réel ; à la limite du rêve.
Aux sonorités électro-pop s’associent des instruments atypiques : orgue de cristal, scie musicale et le Thérémine – mystérieux instrument électronique dont on joue sans le toucher de la main- accentue la poésie du moment. Présents sur le plateau, ils accompagnent, enveloppent les danseurs d’harmonies et de vibratos à la sonorité exceptionnelle. Interprètes et musiciens se répondent dans cette odyssée sonore à laquelle chacun donne son sens. Les corps s’agitent, s’observent jusqu’à trouver un terrain où se rencontrer et parfois revendiquer un espace à soi.
D’étranges personnages, tantôt vêtus à l’identique – engoncés dans de volumineux manteaux, disparaissant sous de larges chapeaux – tantôt portants d’inquiétants masques noirs errent sur la scène ; se croisent sans se voir, portés par la même quête de sens .

photo TNDI Châteauvallon

Les différents tableaux questionnent les rapports que l’individu entretient avec le groupe. Incomplet, il a besoin de se construire avec l’autre ; grâce aux autres et parmi les autres. Alors, les corps s’accordent jusqu’à l’étreinte .

Photo TNDI Châteauvallon

Le dialogue musique – danse dévoile l’humain et permet de s’ouvrir à l’universel au-delà du langage. La danse convie le corps et le mental ; sollicite fermeté, stabilité « sthira » et aisance « sukha » à l’image de l’âsana (YS II-46).
En effet, le corps dansé est à l’image du corps en pratique de yoga : mouvements de bras, de jambes, flexions, torsions se succèdent et s’unissent sous les yeux du spectateur grâce à la régularité du souffle. Seule la fluidité des gestes demeure et l’humain devient lumineux

Photo site TNDI Châteauvallon

Les Autres, création de 2021 fait se croiser des univers différents. Ces rencontres abordent l’insolite, l’étrange, cet « hors du commun » qui engendre la poésie. La thématique déclinée en tableaux illustrant les rapports humains nous rappelle que « la richesse est dans la différence1 » ou, comme l’affirme l’Abbé Pierre : « L’enfer, c’est soi-même coupé des autres ».
Hélène P.

1.Tahar Ben Jelloun: Le racisme expliqué à ma fille (1998)

2.F.Moors: Yoga sutra de Patanjali