Aux origines
Le mot temps provient du latin tempus, de la même racine que le grec ancien τέμνω / témnô, « couper », qui fait référence à une division du flot du temps en éléments finis.
Pour les Grecs, c’est le dieu Chronos qui incarne la notion du temps ; un temps défini par rapport au présent : « Hier était le jour précédent et demain sera le jour suivant parce que je suis aujourd’hui. » Chronos est, d’une certaine manière, le père des Heures ; une personnification des douze heures du jour ou de la nuit.1
L’Humanité a rapidement perçu le temps comme une dimension mesurable, quantifiable et cela a considérablement modifié la pensée philosophique, scientifique, religieuse, ainsi que la vie quotidienne. Le temps codifié, mis en ordre chronologiquement, définit la succession des faits les uns par rapport aux autres : il existe désormais un « avant » et un « après ».
En effet, le temps passe sur les éléments. Il les modifie, les transforme, les altère parfois. Néanmoins, l’objet ou sa substance demeure: le temps semble être à la fois changement et permanence. C’est ainsi qu’il construit notre mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle et cela se fait grâce à deux aspects :
* L’aspect cyclique : jours, saisons, années…
* L’aspect linéaire : évolution, naissance, vieillissement…
Le Temps dans la Philosophie du Yoga
Dans la philosophie du yoga, le temps, est perçu comme une force qui régit le monde, les évènements tout en étant une illusion ou un aspect relatif de l’existence ultime.
- Le concept du temps dans les textes yogiques
Les textes anciens tels que le Yoga Sūtra de Patañjali, la Bhagavad Gita et d’autres écrits védiques, abordent le temps sous différents angles. Dans la vision védique, le temps (appelé kāla en sanskrit) est considéré comme un aspect fondamental du cosmos, mais il est également reconnu comme un des aspects du mental qui piège l’individu dans le cycle de la naissance et de la mort (samsara).
Dans le Yoga Sūtra, Patañjali évoque le temps, « Kâla » a plusieurs reprises :
Au YSI.13, il rappelle que la pratique nécessite un effort, de la persévérance et cela demande du temps (YSI.14) car « on ne change pas en un jour ; d’où la nécessité d’une longue durée et de la continuité2 ». De même, les principes relationnels (yama) se construisent dans la durée (YSII.31).
Pour ce qui est de l’accès au Prânâyama et de ses différentes composantes ; inspiration, expiration et suspensions (stambha), « le temps inclut la durée propre de chaque phase ventilatoire3 » et conditionne la durée totale de la pratique (YSII.50).
Cependant, bien que nous soyons habitués au séquençage du temps en secondes, minutes, heures, le YSIII.52 présente une nouvelle unité ; celle de l’instant « ksâna » dont la succession prouve le changement permanent« parinâma ».L’instant peut être défini comme un moment infinitésimal dans le flux du temps ; il est une unité fondamentale du présent.
Ce sutra nous invite à pratiquer Samyâma, c’est-à-dire une méditation profonde incluant dhâranâ, dhyâna et samâdhi sur l’instant et la séquence d’instants qui constituent le temps. Par cette concentration intense, le pratiquant pourra percevoir la véritable nature de la réalité. Cette réalité dégagée des illusions du passé et du futur, permet d’accéder à la clarté mentale, au discernement « viveka » : distinguer l’essentiel de l’accessoire et accéder à la libération « 4».
Un autre texte majeur, la Bhagavad Gita aborde la thématique du temps sous l’angle de la philosophie cosmique.
Krishna, parlant à Arjuna, se présente comme « le Temps » (kāla), le destructeur du monde, ce qui montre une autre facette du temps : son rôle inéluctable et dévastateur dans le flux de la vie. Ici, le temps est vu comme une force cosmique insurmontable, à laquelle même les plus grands guerriers, dieux et êtres vivants sont soumis.
Dans le chapitre XI, Krishna prononce, en effet ces paroles : « Je suis le Temps, destructeur des mondes, et je suis venu pour anéantir tous les êtres. Même sans toi, tous ces guerriers alignés des deux côtés seront détruits.5 » Ce verset fait écho au chapitre 10 dans lequel Krishna révèle à Arjuna ses formes multiples : « Je crée de nombreuses formes à partir de moi-même. Le Temps est une force qui consume tout dans l’univers, que ce soit la création ou la destruction6 ». Et de conclure : « Mais à quoi bon tous ces détails ? / Sache juste cela : je suis. / Un simple fragment de mon être soutient l’univers tout entier7 ».
Krishna est le temps incarné ; une force universelle : il est l’Absolu.
Plus proches de nous, Krishnamacharya et Desikachar abordent la notion du temps comme une force inéluctable. Le yoga permet de s’y ajuster avec grâce.
Krishnamacharya8 relie le temps à l’impermanence ; concept essentiel dans la philosophie indienne : « Ce qui est né doit mourir. Ce qui change doit aussi se transformer. Comprendre cela, c’est comprendre la nature du temps et de la vie ». Il est donc important de fonder sa pratique sur le moment présent : « Le futur est incertain, mais l’action dans le présent est entre nos mains. La pratique du yoga nous ancre dans le moment présent et nous libère des chaînes du temps. » La notion de temps est transcendée par l’engagement total dans l’instant.
Desikachar confirme que : « le yoga commence ici et maintenant. Ce n’est pas une question de ce qui s’est passé ou de ce qui pourrait arriver. Le seul moment qui compte, c’est celui que nous vivons9 » car : « rien n’est permanent. Tout change. A travers le yoga, nous apprenons à accueillir le changement avec conscience et à évoluer avec le temps ».
→ Le temps est un flux constant de transformations et le yoga est un outil pour s’adapter, s’harmoniser avec ces changements.
- Le rôle de la méditation et de la conscience du moment présent
La méditation, en tant qu’outil fondamental du yoga, aide à explorer la nature du temps en ramenant l’attention sur le moment présent. Cette pratique de concentration permet au yogi de se libérer de l’angoisse, « abhinivesa » liée à la fuite du temps et à l’attachement aux événements passés ou futurs.
- Le temps, le karma et la libération
Dans la vision yogique, le temps est également lié au concept de karma, ou loi de cause à effet. Chaque action, pensée ou parole laisse une empreinte karmique qui se manifeste au fil du temps, façonnant la destinée de l’individu. Le Karma est la somme de ce qu’un individu a fait, est en train de faire ou fera.
Comprendre ce lien avec le temps est crucial pour le cheminement yogique, car chaque instant représente une opportunité de rompre avec les schémas anciens (samskara) ; d’entrer dans une relation plus consciente et libératrice avec la notion de temps.
→ Le but ultime du yoga est la libération (moksha), qui implique de transcender les limitations du temps et du karma pour se reconnecter à l’éternité de l’être. Par la discipline, l’ascèse et l’auto-enquête10 , le pratiquant peut ainsi briser les chaînes du temps linéaire et s’éveiller à la dimension intemporelle de l’existence.
Représenter le temps
La culture et les textes védiques représentent le temps de façon symbolique.
Dans la tradition hindoue, le dieu Kala est la divinité qui incarne le temps. Représenté avec un sablier, un disque solaire ou dans une posture imposante pour montrer son pouvoir destructeur ; il symbolise la force inexorable qui façonne l’existence.
Mais il est très fréquemment évoqué uniquement par sa tête, appelée « kirtimukha11 » ( kirti : gloire / mukha : visage) placée sur les linteaux, les frontons des temples. En cela, il est une divinité protectrice.
Autre dieu majeur, Shiva dans sa célèbre posture de danseur cosmique : Shiva Nataraja.
Sa danse est une métaphore complexe du temps, du changement et de la transformation. Les cercles de feu autour de Shiva illustrent le cycle du temps tandis que ses mouvements rythment l’univers.
Enfin, Ananta le serpent infini, est souvent représenté entourant Vishnu ; le dieu qui rêve le monde. Il symbolise l’éternité du temps cosmique, son enroulement représentant la nature cyclique et infinie du temps.
Le YS de Patanjali évoque ananta au chapitre II, sutra 47 comme un effort juste (prayatna) alliant fermeté-aisance (YSII.46) faisant advenir l’infini en soi.
Conclusion
La philosophie du yoga nous invite à revisiter notre relation avec le temps. Plutôt qu’un simple flux linéaire de secondes, de minutes et d’années, le temps devient un espace d’expérimentation intérieure, de transformation, d’élévation spirituelle.
En cultivant une conscience profonde du moment présent, en dépassant l’attachement au passé et au futur, le yogi découvre que le véritable but de la vie réside dans l’expérience de l’éternité, cachée au cœur du temps.
Au cœur des textes védiques et du Yoga Sūtra, si le temps est une force omniprésente, il est aussi considéré comme une illusion à transcender dans la quête de la libération spirituelle. Dans la pratique du yoga, l’objectif est de dépasser la linéarité du temps pour expérimenter l’éternité de l’instant présent.
Le temps se perd, le temps s’accorde, le temps se donne, le temps se passe. Quelle que soit notre relation au temps ; il faut le prendre comme il vient.
Hélène P.
1.Wikionary.org
2.Trad. B.Bouanchaud, Yoga-sûtra Patanjali (éd.Agamat)
3.Ibid.
4.D’après B.Bouanchaud (ibid) , B.K.S Iyengar – B.Baudouin, l’hindouisme
5.S.Mitchell, BG ch . 11 verset 32 – C.Poggi, la BG ou l’art d’agir – Sri Aurobindo, la BG
6.Ibid ch X versets 21-31
7.Ibid S.Mitchell
8.Diverses citations internet + un lien pour retrouver le parcours du grand Maître :Krishnamacharya Yoga Mandiram – Documentary (en anglais)
9.Desikachar , The heart of yoga : developping a personnal practice, 1999 (citations trad internet) un lien pour écouter Desikachar présenter son ouvrage (en anglais) : Vidéos Bing
10.D’après Desikachar & M.Neal, En quête de soi (éd. Agamat)
11.Wikipédia