Nous pouvons être conscients de notre corps physique Kâya, tel que décrit dans les précis d’anatomie. Ce corps, bâti sur le squelette, les muscles, les viscères, les organes de perception et d’action, est accessible à nos sens en tant que corps « grossier » (sthûla). Pour le yoga, il existe un autre corps ; un corps énergétique au sein duquel circulent, en se croisant, des canaux d’énergie, les nâdi. L’un part de la narine gauche, l’autre de la narine droite et ils se rejoignent en des points de convergence nommés cakra. Ils sont disposés le long de la sushumna, l’axe énergétique central : près du périnée, entre grand et petit bassin, au niveau du nombril, au centre de la poitrine, derrière le creux de la gorge, entre les deux yeux et au centre de la tête. Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au cakra de la gorge, aussi appelé « vishuddha cakra ».
Qu’est-ce qu’un cakra ?
Dans l’Inde ancienne, le mot désignait un disque de métal — or, cuivre ou fer — symbolisant le pouvoir d’un roi (râja) qualifié de « cakravarti » : celui qui fait tourner la roue de la destinée (dharma) des hommes, qui tient leur vie entre ses mains1.
Le cakra est donc, en premier lieu une roue ; celle d’un char. Puis par extension, le terme a qualifié tout objet circulaire dont le soleil, car dans l’hindouisme, la roue représente la structure des mondes et de l’individu, « dont le noyau est le cœur, les rayons ses facultés et les points de contact avec la jante les organes de perception et d’action2» . L’univers est un immense cakra !
Le cakra d’Ashoka est, par ailleurs l’emblème du drapeau indien. Il fut choisi en lieu et place du rouet de Gandhi, outil symbolique de l’autosuffisance.
En yoga, un cakra est une zone énergétique du corps subtil qui correspond à un état de conscience et qui nous permet d’explorer un domaine particulier de notre vie ; s’y intéresser permet de repérer un éventuel blocage ou des potentialités à développer.
Dans le Yoga Sûtra de Patanjali, le mot cakra n’est employé qu’une fois au sûtra 29 du chapitre 3 : « nâbhi–cakre–kâya-vyûha–jnânam – la connaissance de l’organisation du corps provient du samyama (dhâranâ, dhyâna, Samâdhi) sur le centre énergétique du nombril.3» . Cependant, même sans utiliser le terme, d’autres aphorismes réfèrent aux plans physique et énergétique : entre les sourcils (III.28) car dhruve signifie « étoile polaire » ; la gorge (III.30 & 39) ; le thorax (III.31) ; le sommet du crâne (III.32) ; le cœur (III.34) ; le centre, l’abdomen (III.40).
Des corps en miroir
Dans l’hindouisme, corps grossier et corps subtil sont analogues : le corps subtil est le modèle sur lequel est calqué le corps grossier. Ainsi, nous retrouvons dans le corps grossier les aspects magnifiés du corps subtil. Ce corps subtil étant lui-même le reflet de l’univers comme en atteste ce passage de la Shiva-Samhitâ :
« Dans ce corps se trouve le Mont Méru entouré par 7 îles. Là sont 7 fleuves, des mers, des montagnes, des champs et des propriétaires des champs/ Il y a des Rishi et des Muni, toutes les étoiles et les planètes, les lieux sacrés et les lieux Saints, ainsi que leurs divinités/ Ici se meuvent le soleil et la lune qui produisent création et destruction. Il y a ici l’espace cosmique, l’air, le feu, l’eau et la terre/ L’ensemble des éléments qui se trouvent dans les 3 mondes sont également dans le corps. Entourant le Mont Méru ils accomplissent leurs fonctions/Celui qui connaît tout cela est sûrement un vrai Yogin. » (2.1 à 5).
→ Il s’agit là d’une image classique décrivant le corps humain : le mont Meru qui est l’axe du monde est, dans le corps humain, la colonne vertébrale. Les sages, les dieux et les déesses ainsi que les étoiles et les planètes peuplent les Cakra. La lune et le soleil sont le plus souvent les nâdi Idâ et Pingalâ. Les éléments qui suivent sont dans les Cakra à partir du centre de la gorge. Connaître cela revient à connaître le microcosme, ce qui est l’axe principal de la recherche du Yoga4.
Visuddha, le cakra de la gorge
Le mot « gorge » provient du latin « gurges » ,« gouffre » car, anatomiquement, la gorge est souvent associée à une ouverture béante. Le terme sanskrit « gargara » quant à lui, signifierait « tourbillon » et proviendrait de la racine « gar », avaler d’où seraient issus -via un passage par le grec ancien – les mots « gargarisme, gargariser ». Visuddha est composé de « Viśa », poison, impureté, et de « Śuddha », purification. Ce cakra est alors défini comme « centre de purification », d’expression de soi et de vérité.
Sur le plan physique, le cakra de la gorge est associé à la thyroïde, aux cordes vocales, à la bouche, aux oreilles, à la nuque, aux cervicales et au système respiratoire. Il se situe entre la tête et le cœur ; entre le mental et les émotions, la pensée et le ressenti.
Vishuddha est associé à la communication comme centre des échanges et des transformations. Sa représentation est celle d’un cercle dans lequel s’inscrit un triangle pointe en bas contenant, lui-même un autre cercle. De couleur bleu, son lotus comprend 16 pétales et son bija est le monosyllabe HAM. Il est lié à l’Ether, Akâsa le plus subtil des cinq éléments.
On retrouve en Viśuddha Cakra des qualités d’Udâna Vayu (YSIII.39), le souffle vital ascendant qui irrigue la partie supérieure du corps, lié lui aussi à la région de la gorge. Udâna Vayu est associé à la croissance, la force de verticalité, l’expression, la parole (Vac), l’effort, la volonté, l’enthousiasme, l’expiration, l’équilibre.
Patanjali révèle qu’en faisant samyama sur le fond de la gorge, le yogi parvient à maîtriser la faim et la soif (YSIII.30) et ce, au sens propre comme au sens figuré. Cette zone est aussi celle où se place l’ujjâyi 5; « le centre de contrôle de l’écoulement de l’amrta (nectar d’immortalité), de modulation des sons et plus particulièrement des mantra6 » . Ce cakra invite donc à la modération, à la juste parole, la juste écoute, la pensée claire.
Cakra et Klesha
Si nous voulons que nos cakra tournent rond, nous devons prendre conscience de l’impact des klesa sur ces centres énergétiques.
Ainsi l’angoisse, Abhinivesa est liée à l’espace par le centre de la gorge. N’avons-nous pas la gorge serrée quand une chose nous inquiète ? La gorge sèche au moment de prendre la parole en public ? N’avons-nous jamais ressenti une grande gêne, une émotion forte au point d’avoir un chat dans la gorge ?
Ces expressions imagées illustrent bien l’inquiétude « d’avoir à sortir de son cocon protecteur pour confronter un extérieur inconnu7 » . C’est pour cette raison qu’Abhinivesa est considéré comme le plus profond de tous les Klesa, car la peur, l’anxiété peuvent altérer notre perception de la réalité et notre bien-être global.
Pour rétablir l’équilibre du cakra de la gorge et dissiper abhinivesa, certaines pratiques peuvent être utiles, telles que la méditation, la pratique du prânâyâma ujjayi, de jalandhara bandha. Le chant et le mantra sont également des pratiques puissantes pour équilibrer le cakra de la gorge. En récitant des mantra comme « Ham » ou « Hamsa« , on stimule l’énergie de ce cakra et on favorise la communication fluide.
Des postures spécifiques activent ce centre énergétique :
- SIMHÂSANA, LE LION
- USTRÂSANA, LE CHAMEAU
- SARVANGÂSANA, LA CHANDELLE ou VIPARITA KARANI MUDRÂ
- MATSYÂSANA , LE POISSON
- SARVANGÂSANA, LA CHANDELLE
Et de manière générale, toutes les postures d’ouverture du thorax et de la gorge.
Rappelons enfin, que les cakra sont liés les uns aux autres. Si nous souhaitons harmoniser, apaiser visuddha, nous pouvons exprimer ce que nous avons sur le cœur (anahat) avec résolution, confiance (manipura) tout en étant à l’écoute de nos ressentis, nos émotions (svadhistan), dans l’équilibre et l’ancrage (muladhara).
C’est par la gorge que passent l’air inspiré puis expiré, la nourriture, la voix, l’esprit dans son ensemble. En travaillant à équilibrer le cakra de la gorge, nous pourrons ressentir une plus grande capacité à communiquer clairement, à exprimer nos sentiments, nos idées de façon authentique et constructive. Ce cakra est essentiel pour trouver notre voix intérieure, pour nous connecter à notre propre pouvoir de communication en ayant la capacité d’écouter les autres. Nous serons aptes à nous dépasser, à atteindre nos objectifs, à ne plus être dans le conditionnement, à pouvoir faire face aux changements 8.
Le professeur de yoga quant à lui, pourra guider ses élèves dans la sérénité, la confiance; le verbe rare et le mot juste : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément9.»
Hélène P.
[1] Chakra — Wikipédia (wikipedia.org) – [2] D’après B.Baudouin , l’hindouisme (presses du châtelet, 2019 – [3] B.Bouanchaud, YS de Patanjali -[ 4] Trad.site nata-yoga.com – [5] Cf article sur notre site IFYSUD: Le souffle victorieux – [6] F.Moors, YS Patanjali (p.127) – [7] M.Alibert, yoga et santé énergétique – [8] Cf articles sur notre site IFYSUD (thématiques des samskâra, les conditionnements et de parinâma, le changement): Les samskâra ou la métaphore de l’iceberg et Rien n’est permanent sauf le changement -[9] N.Boileau, homme de lettres , XVIIème siècle