Buddhi choisit la Vie

Quelque part, dans la plaine fertile où coule la voluptueuse Ganga et se dresse le mont Meru, axe du monde, se déploie le royaume de Prakriti.
Là, règne sans partage, depuis la nuit des temps, le clan des Guna composé de trois familles royales : les Sattvika, les Rajasika et les Tamasika.
Leur lutte incessante pour le pouvoir donne peu d’espoir à la stabilité, sthiti, tant désirée par leurs sujets, les innombrables Citta.

crédits photo S.Ermeneux

Sthiti permettrait pourtant à Shanti, cantatrice à la voix divine, de faire entendre ses chants de paix jusqu’aux quatre points cardinaux et bien au-delà…
Mais, il y a longtemps que dans leur souffrance persistante, les citta, ayant quitté leur posture à genoux mains en prière, n’implorent plus le dieu Patanjali de leur transmettre le remède ultime : le yoga sûtra.
D’aussi loin que le plus grand aïeul, Smriti, se souvienne, les relations au sein des trois familles royales alternent entre allégeance et domination : lorsque l’une a le pouvoir, les deux autres s’allient contre elle pour la vaincre.
Tant et si bien que leurs sujets se demandent parfois s’il faut croire à la vieille légende qui raconte un âge d’or, où les trois familles vivaient en parfait équilibre dans les contrées oubliées de Pradhâna.
Tout près de la source Prâna, un village, bien nommé le cœur, hrdaya, s’est établit.
Quelques familles y vivent plus ou moins en harmonie, reliées par la pratique abhyâsa et le dépassionnement vairâgya.
Cette discipline quotidienne leur permet de résister à la pression exercée par le pouvoir des Guna au pays de Prakriti.
Le village a pour devise « vivre ensemble ».
Ses habitants partagent une singularité : ils sont conscients de leurs limites et, donc, peuvent œuvrer à les repousser, grâce essentiellement aux deux outils : prânâyâma (discipline du souffle) et dhyâna (méditation).

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Leur projet est de rendre hrdaya illimité. Ainsi, ils pourraient accueillir d’autres humains quelle que soit leur particularité.
Comme un slogan, leur « way of life » séduit les asmitâ curieux et impatients.
Mais, dès qu’il s’agit d’effort dans la durée en gardant à distance ses passions, nombreux sont ceux qui repartent se dissoudre dans l’adharma, là où la vie paraît si légère.
Mais de quelle légèreté s’agit-il ? Un soulagement immédiat ou la conscience d’être juste là où il faut, quand il le faut ?
L’éducation et la santé des hrdayin sont basées sur un mantra que les anciens anachorètes des forêts murmuraient : « shraddhâ, vîrya, smriti samâdhiprajnâ, pûrvaka itareshâm ».
En accompagnant du jappa (récitation silencieuse) leurs pratiques corporelles et respiratoires, ils agissent, attentifs aux perceptions fines produites par leurs sens et déployant leur intuition.
Ainsi, ils interprètent signes et présages accompagnés de pramâna, la connaissance juste.
Au village de Prâna, on a célébré le mariage de Mula avec Chandra. C’était un pur moment de yoga et tous s’en réjouirent durant de nombreux mois.

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La longue table des festivités, que le village utilise uniquement lors d’évènements particuliers, la sushumna, était constellée d’étoiles, les chakra, tournoyant harmonieusement au service des convives. Ces derniers portaient tous sur leur front la marque des moments heureux, santosha.
De cette union mémorable entre l’Histoire et le Devenir, est née une fille qu’ils ont prénommée Buddhi.
Belle comme la lumière du jour, elle traversait parfois de sombres périodes. Dans ces moments-là, elle demeurait obscure et mutique, son regard opaque n’exprimant que langueur et tristesse.
Les guru disaient alors qu’elle était en proie aux antaraya, les 9 ancêtres, samskâra engendrés dans un passé lointain, lorsque les cousins de la famille, les désolants Klesha cherchaient à prendre d’assaut le village.
Bien qu’ayant perdu la bataille, l’ainé des belligérants, Avidhyâ, la non connaissance, est resté définitivement installé aux portes du village…On ne sait jamais, un jour peut-être, pourrait-il enlever Buddhi ?
En vue de remédier à sa souffrance, et ayant atteint la maturité ekâgra, Buddhi entre en analyse.
En effet, la famille Yoga dont elle est issue connaît le meilleur des thérapeutes : Vivekin, le discernant. Il accepte la jeune fille en cure et la guérison de Buddhi devient perceptible après quelques mois.
Bien dans sa peau, elle retrouve joie de vivre et légèreté, une belle stabilité physique, une longue expiration, il semble qu’elle ait vaincu les 9 obstacles. Buddhi semble si radieuse aujourd’hui que les citta se demandent quelle en est la raison.
L’éclat particulier de la jeune fille réside dans la compréhension profonde de son propre dharma.

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Buddhi est amoureuse et son bel amant reste pour toujours hors de portée. Il se nomme Purusha et ce qu’il souffle en traversant le royaume de Prakriti, est indicible. Même le poète qui s’en approche, ne peut l’atteindre.
Buddhi accepte et lâche prise.
Éduquée dans la confiance shraddhâ et le courage vîrya, elle se laisse guider par la résonance de son amant divin. L’écho des moments où il s’est révélé dans sa présence infinie.
Chaque jour, elle ira au bord du royaume de Prakriti.
Là est la frontière transparente et infranchissable qui la sépare de l’Autre monde, celui de Purusha.
Là, elle écoutera le chant du fleuve Ânanda, la joie, la félicité, la béatitude.
Là, elle vivra le ravissement lumineux comblée et lumineuse.
Buddhi choisit la Vie.

Sandra Ermeneux
Formatrice de l’IFY
À mes élèves passés, présents et futurs