La pratique au regard du texte Yoga-Sûtra de Patanjali

Un des principaux textes fondateurs du Yoga est le traité des « yoga sûtra de Patanjali ». Ce texte écrit en sanskrit, il y a environ 2500 ans, comprend 195 aphorismes et seulement un verbe. Ces mots sont à triturer, malaxer, manger sans les comprendre pour qu’à un moment de la vie ils puissent resurgir. Que disent-ils ? Éteignez votre mental, revenez sans cesse à votre ressenti, votre corps est votre unique professeur. Il faut être à l’écoute et parfois accepter de ne pas entendre, accueillir les signaux faibles, parfois contraires à ce qu’on attend, à ce qu’on veut. Il faut éteindre la partie de nous qui compare, qui veut dépasser, dépasser l’autre, dépasser nos propres limites. Dès qu’on est, pendant quelques instants, dans le ressenti, on est dans le présent de la posture, on est dans l’accomplissement des écritures. Sur le tapis, on fait sans le savoir un travail d’ouverture de soi, à une écoute fine de soi.

L’homme est un tout.

La vision du yoga sur l’homme est particulière: la posture ne touche pas que le corps physique. Il s’agit d’une compréhension très ancienne, d’il y a environ 4 à 5000 ans. Contrairement à la pensée occidentale qui cloisonne, sépare le mental du physique et le corps en parties ayant chacune pour la soigner un spécialiste. Pour les Indiens, le cerveau « n’existe pas », en tous cas pas spécifiquement « entre les deux oreilles » : il est partout. Dans la Taittiria Upanishad, ou Taittiria de la colombe, l’homme est considéré comme fait de 5 corps :

Ces corps ne sont pas présentés comme des poupées russes imbriquées les unes dans les autres, mais chaque corps est partout. La posture, le travail du souffle, la méditation sont des clés pour pénétrer dans le système humain, chacune de ces clés concerne le tout. Dans le traité de Patanjali, il y a 3 sûtra sur la posture, 5 sûtra sur le travail du souffle, et tous les autres parlent du mental qu’il faut apaiser, assouplir et renforcer. Quand un mental est stable, il peut tout contenir, tout recevoir. Le yoga, petit à petit rend le mental plus fort, capable d’accueillir ce qu’on n’a pas prévu, ce qui est nouveau, ce qui est autre.

Etre à l’écoute de ce qui se passe

Au cours d’une pratique de yoga, la règle d’or c’est l’attention ; on tente de faire cesser nos fonctionnements habituels, de quitter nos représentations, pour percevoir de tous ses sens éveillés quelque chose que le mental ne vienne pas court-circuiter. Dans les articulations, il y a des capteurs sensitifs qui permettent au corps de garder l’équilibre ; dans la posture, ces capteurs donnent des informations, des repères qui permettent de s’ajuster sans l’intervention du mental ; il faut être patient, confiant, le corps est un outil qui se travaille, et la pratique régulière et assidue accroît la finesse de notre sensibilité. Le yoga désigne comme essentielles pour l’homme sa perception, sa capacité à se relier dans le présent, à demeurer dans la perception de quelque chose qui ne cesse de changer. La présence au monde est sacrée.

Quelques idées tirées du 1er chapitre

Vers un mental plus stable

Il est écrit qu’entre « nous », le sujet qui prend conscience et le monde (c’est-à-dire tout ce que le sujet peut observer), il y a un intermédiaire psycho-mental, citta. Citta est lui-même composé de trois entités :

Cet intermédiaire psycho-mental « colore » la perception des événements ou des objets. Le Yoga sûtra dit : « quand les activités du mental sont stabilisées, ce mental est comme un cristal transparent qui prend la forme de ce sur quoi il est posé » et de cette manière ne fait plus obstacle à une relation vraie à l’objet d’observation, à une perception juste. La pratique du yoga amène à stabiliser le mental, à le rendre moins émissif, moins bavard.

Une perception juste

Un peu plus loin, dans ce même chapitre, il est dit que « la confiance, la vigueur et la mémoire amènent à la perception juste ». En sanskrit, la confiance se dit shradda, da signifiant : être posé sur quelque chose, confiance dans le fait de pouvoir se relier, de pouvoir trouver des supports, d’atteindre une sécurité de base. Quand on a trouvé ces supports, on peut s’engager, avec vigueur, dans des expériences qui vont nous apprendre des choses sur le monde et sur nous-même. Ces expériences vont faire évoluer notre mémoire.

On est responsable de sa mémoire ; elle n’est pas un sac plein de choses empilées les unes sur les autres et dont on serait la victime. Elle évolue : les mémoires anciennes sont touchées par les expériences nouvelles.

A la recherche de l’espace

Un des grands enjeux de la pratique de yoga est d’ouvrir des espaces, alors le souffle se libère. Pour les anciens, l’espace fondamental dans le corps humain s’étend de la base du crâne à la base du tronc et se répartit en trois zones :

Dans la pratique, deux clés : la question des supports (qu’est-ce qui me porte ? sur quoi je peux prendre appui ?) et la question de la direction (comment s’orientent mon mouvement ou ma posture ? quelle direction prend mon corps ?) Entre support et direction s’ouvre un espace… dont peu à peu on prend conscience.

Espace et Temps

En sanskrit, la souffrance se dit duh – kha : espace resserré. Le bonheur se dit su – kha, espace épanoui en soi. Le sanskrit parle en termes d’espace alors qu’en français, on va parler de mal – heur et de bon – heur, on parle en termes de temps. On ne peut empêcher, dans la vie, qu’il y ait des moments difficiles, ne dit-on pas alors : « j’ai le cœur gros, je me sens oppressé… » ; mais on traverse plus facilement ces moments de malheur lorsqu’on garde un espace intérieur. Le yoga nous aide à faire en sorte que notre espace intérieur ne se referme jamais complètement.

Quelques idées tirées du 2è chapitre

Posture et souffle

Dans le Yoga sûtra qui parle de la posture, il est dit : « sthira sukham âsanam », la posture ferme et agréable, c’est-à-dire : il y a posture quand le corps est ferme, répond à une certaine exigence entre supports et directions (tendu comme la corde du violon ou la toile du peintre) et dans un espace heureux, aéré, confortable ; alors, le rapport au temps change. Un peu plus loin dans ce chapitre, il est dit qu’un des effets du travail sur le souffle est d’enlever le voile qui recouvre l’espace lumineux en nous (âkasa). Cet espace peu à peu ouvre la zone du coeur, et c’est à partir de là que l’on peut réellement entrer en relation avec soi, écouter l’autre, percevoir le monde.

Les obstacles en nous

Ce qui nous entrave, nous travaille, nous fait souffrir, nous empêche de voir, ce qui réduit notre espace intérieur est ce que le yoga appelle les klesas :

Les clés

Lorsqu’on se dit qu’on est tous encombrés d’images de soi, sous l’emprise de l’attachement, sous l’emprise de peurs insidieuses, alors la méditation apparaît comme le premier outil à mettre en place : c’est un apprentissage quotidien d’écouter ce qu’il y a à l’intérieur de soi, de s’arrêter dans le rythme effréné de la vie pour aller voir ; petit à petit l’étau se desserre, on pénètre dans notre propre système, on se relie à nos ressources profondes. On fait de la place au discernement, viveka. Discernement fondamental qui est de savoir qu’on est fait de deux entités : celle du moi, toujours changeant et celle du sujet, qui a la capacité de percevoir et d’atteindre la liberté. Pour cheminer vers ce discernement, le yoga donne 8 moyens.

Nous n’abordons ici que les 2 premiers : yama, les repères dans la relation aux autres et niyama, les repères dans la relation à soi. La nature des actes que l’on pose peut être génératrice de confusion ou de clarté, pour soi ou pour les autres, chaque acte engendrant des conséquences selon la loi de cause à effet. Accomplir les écritures, c’est s’ouvrir dans le présent de la posture et se souvenir que même dans la solitude, on ne pratique pas le yoga tout seul, car il y a un texte, une parole d’il y a 4 à 5000 ans, parole des hommes sur l’homme, qui nous invite à partager l’expérience de l’humanité.

Texte de Christine Lemaire