Désir, désir

« On en a fait des films
Et des tragédies divines
De cette situation
Des rocks et du spleen (…)
Puis un jour c’est la guerre
Ce jeu-là rend fou (…)
Y a du danger des victimes
Un assassin assassine
L’assassin il faut que tu devines
Son premier c’est désir
Son deuxième du plaisir
Son troisième c’est souffrir oh oh
Et son tout fait des souvenirs (…) »

La mélodie de Véronique Jannot et Laurent Voulzy m’est revenue au moment de rédiger cet article sur le désir et le yoga.

Qu’on le nomme râga, sankalpa ou kâma, le désir est perçu le plus souvent comme source de souffrances, il a sa place dans les şad ûrmi, les six « vagues » destructrices. Depuis toujours les grands mythes – qu’on songe à MédéePhèdre ou Caligula –, mettent en exergue les « victimes » qu’il laisse derrière lui. Tel un feu insatiable, il peut tout dévorer sur son passage.

La Bhagavad Gîtâle nomme d’ailleurs « le grand vorace » en l’associant au guna rajas (III, 37 et 38) qui, en excès, crée frustration, envie, impatience, colère… et définit le yogi comme celui qui réussit par la pratique à se libérer du désir pour connaître stabilité, clarté et apaisement. Pratyâhâra, la réorientation sensorielle, et dhyâna, la méditation, se révèlent efficaces dans cette tentative pour calmer le jeu !

Patañjali quant à lui inscrit le désir dans la liste des kleśa, les cinq sources d’affliction auxquelles personne n’échappe (Yoga-sûtra II, 3 et 7) : râga est ce qui résulte du plaisir sukha anuśayi. Faudrait-il alors comprendre que le yoga nous invite à une vie austère ? Triste ?Que nenni ! Et heureusement !

Sukha dit de nous que nous sommes des êtres de désir ! Que la recherche du plaisir motive notre existence ! Il n’y a qu’à voir le nourrisson qui réclame ! Kâma constitue un des quatre puruşa artha piliers/buts : s’il n’est pas présent dans la vie, pas de démarche spirituelle possible.

Le duo râga/dveşa inscrit l’humanité dans les paires d’opposés, les attachements et aversions rapides ou prolongés, compulsifs ou obsessionnels ! Le désir « assassine » s’il aliène, isole, épuise, rend irrespectueux, violent, s’il coupe de l’instant présent et fait rater une forme de plénitude à cause du manque qu’il crée, s’il nous plonge dans un passé impossible à revivre ou nous éjecte vers un futur hypothétique. Une première piste est samtoşa : le contentement, la « positive attitude », tout moment peut nourrir ! « Ne comptez pas les jours, mais faites que chaque jour compte ! ».

Le mot « souvenirs » de Voulzy m’évoque aussi les enjeux du cycle karma/vâsana/samskâra. Nos désirs narrent notre histoire, notre inscription au monde. Nos désirs peuvent nous éclairer pour peu que nous les regardions plutôt que de les suivre sans discernement ou de les subir. Ils sont moteur, ils nous poussent à l’action ! Les conséquences de celle-ci dépendent du terrain où elle s’enracine, mais l’action est essentielle –qu’elle se nomme tapas ou abhyâsa – c’est tout l’enjeu de la Bhagavad Gîtâ.

Râga ou icchâ désignent alors ce désir porteur de transformation, cette motivation à avancer, cette ferveur à s’engager ! Point de yoga sans cela ! Je dirais bien aussi : pas de hasard à se retrouver un jour sur un tapis, à découvrir le sanskrit, à étudier avec un professeur, à entrer en formation ! Le défi est de durer : pas de feu de paille ! Au départ, la motivation n’est peut-être pas clairement définie, entendue, assumée… Le Sâmkhya Kârikâpose comme fondement à toute pratique le désir de s’extirper de la souffrance. Une seconde piste me semble alors être brahmacarya, pas au sens restrictif d’abstinence qu’on lui donne parfois, mais dans celui d’un désir libérateur, d’un chemin qui nous élève, qui modifie sans frustration nos appétences, qui nous met en quête et nous révèle à nous-même.

Je ne peux finir sans penser au très beau titre et livre de Christiane Berthelet Lorelle, La Sagesse du désir… qui nous invite à suivre la voie de svâdhyâya pour trouver sens, clarté et grandir en sagesse, mais en restant aussi profondément humain, sensible, ouvert, désirant et non pas blasé, repu, voire endormi ! Sage, mais point trop !

Par Elisabeth Rémy, formatrice IFY
initialement à la demande d’IFYIDF