L’ineffable vacuité de l’espace

Dialogue entre le yogi et l’Espace

Le Yogi : Salutations ! Je suis, là.
L’Espace : Sois, le bienvenu. Eternellement.
Y : A nouveau me voici à tes pieds… ou bien serait-ce l’inverse ?
E : Qui saurait dire où et quand commence l’espace ? Le tien, le mien, chacun à la fois au centre et aux confins d’une énergie qui nous dépasse. Dans tous les cas, toujours au service l’un de l’autre, de sorte que le principe issu de cette déflagration primordiale sans cesse se transforme et perdure.
Y : Mais je ne suis rien devant toi ! Depuis longtemps je me questionne sur ta relative immensité, sur tes méandres de circonvolutions… et nombre de ces matières étranges qu’on ne saurait bien définir. Tel un bhâvana tourné sur le modèle d’un grand abandon, à chaque nouveau cycle, je me fais humble devant toi. Au fil d’innombrables années et dans la lumière, en différentes coordonnées tout comme en mon for intérieur, je peux faire l’expérience de l’inertie puis de l’expansion. La conscience universelle et le calme parfait sont toujours présents, parfois à ma portée…
E : « Tad eva artha matra nirbhasam svarupa shunyam iva samadhih » (Yoga-sûtra, III-3): « Quand le témoin rencontre cela même qui n’a pas de forme, le calme parfait apparaît.»
Y : … oui, parfois à ma portée, si gigantesques soient ces mouvements entropiques, ces contractions de forces et ces rotations célestes !
E : Je suis certes spiralé, maintes fois spiralé… et en mon centre la vacuité. Et comme se plaisent à dire tes congénères astrophysiciens, cette vacuité n’est pas le vide intersidéral, n’est pas le vide tout court… plutôt le potentiel infini d’où émerge toutes les possibilités données à l’atome, à l’humain, et aux autres.
Y : Ces atomes parlons-en ! Ils ne sont principalement que vide organisé autour d’un noyau infime et de quelques particules élémentaires, et idem en ces éléments constitués d’infinitésimaux quarks. De nos microcosmes cellulaires au cosmos illimité, il semble y avoir plus de vide dans toute la création que de matière !
E : La grande Voie, qu’elle soit lactée ou adamantine, est la même en tout cœur et en toute constellation. Shunya n’est pas ce vide vacant, néant métaphysique ou religieux. Shunya est Vide dépourvu de… Vidé de… de quoi selon toi ?
Y : … ?
E : De son plein tout simplement. Le sans-forme, le non-né, le non- composé, le non-manifesté, n’est-ce pas cet essentiel, ce Tout que tu recherches via cette plate-forme des possibles que je représente ?
Y : Alors, contre Aristote et son horror vacui qui a prédominé les sciences dures pendant deux millénaires, tu argues que la nature n’a pas horreur du vide mais qu’au contraire, la nature est l’amour du vide ?
E : Il ne sera pas le dernier à émettre des hypothèses de travail…
Y : Oui : de la « quinte essence » d’Empédocle, en passant par l’éther des Grecs à sa suite, le Prâna des Hindous, et jusqu’à la matière noire des chercheurs contemporains. Tout nous dirige vers Rien ! Est-ce encore un dvandva à résoudre ?
E : Certaines réponses apparaitront d’elles-mêmes. « Isvara pranidhanad va » (YS, I-23) : « Ne t’en fais pas. ». Et dépose délicatement et fermement tes pieds sur moi, comme chaque matin depuis longtemps. Après tout, je ne suis que l’espace de ton tapis de yoga !
Y : D’aucuns diraient « Petit mais sans fin ! »
E : Résumons donc : « Atha yoganushasanam » (YS, I-1) : «  Et maintenant : pratiquons ! ».

Photo : Brian McMahon

Quoi de plus stimulant pour évoquer l’espace, le lieu de nos possibles dans la pratique du yoga, que d’explorer les principes qui le rendent prégnant ?

Extraordinairement multiples, juxtaposant l’infinité de nos potentiels d’actions, de compréhensions, et un rapport personnel à la dualité absence/présence inexpressible dans son essence. Ainsi, la notion de vacuité et ses variantes sont, moins paradoxalement qu’il n’y parait, un bon moyen de s’approcher de l’espace dans ses différentes dimensions : scientifiques et corporelles, mentales, sensitives et philosophiques.
Telle que nous l’expose Trinh Xuan Thuan, dans un chapitre traitant des systèmes de numérotation des premières civilisations et des différentes erreurs de pensée à travers les âges, l’apparition du chiffre 0 nous invite à expérimenter La Plénitude du vide (Albin Michel, 2016). C’est la conceptualisation du 0 (apport indien et non arabe : ces grands amoureux des sciences ont simplement répandu, via des traductions sanskrit-arabe puis arabo-latine, le concept emprunté à l’est de leur territoire au VIIIe siècle) qui sous-tend l’infini et le vide honnis par les anciens Grecs, qui permet le démarrage des mathématiques modernes et l’abandon, dans l’espace concret, des bouliers, abaques et autres cordelettes.

«Regarder loin, c’est regarder tôt »

Un autre savant vulgarisateur de talent, Hubert Reeves, expose dans Patience dans l’azur (Seuil, 1981) la maxime suivante : « Regardez loin, c’est regardez tôt. » Entendez qu’observer grâce aux télescopes les plus puissants le cosmos et les objets célestes les plus lointains revient à observer littéralement les premières secondes de l’univers, juste après le big bang, un passé immémorial à peine concevable… Dans nos pratiques diverses, et surtout méditatives, je pose par analogie inversée, que s’intérioriser profondément, au plus proche du souffle intime, revient à être toujours plus présent à soi et au monde, à observer avec toujours plus d’acuité le plus intense de sa propre actualité (à la lunette « égonomique » d’asmita, au sens de Je-suis-té ?).
L’espace-temps du tapis de yoga, quand il rythme quotidiennement nos saisons, s’applique dans le champ et le hors champ, dans le narratif et l’ellipse, dans le su et l’insu. Il étend sa place dans chaque mouvement, interne ou externe, permis par l’espace vierge qui nous laisse libres d’y appuyer notre empreinte. Car c’est un espace qui devient créateur et synonyme de libertés : dans les mouvements vigilants du corps et des flots cognitifs, dont les enseignements de Patañjali nous aident à minimiser les effets de marée ; s’étalant depuis les imperceptibles étirements du réveil jusqu’aux mouvements, ô combien psychiques, du temps du rêve.
Les intuitions philosophiques de nombreux courants de pensée sont aujourd’hui corroborées par les découvertes scientifiques de ce siècle : c’est bien le vide qui définit la matière, la vacuité d’où émerge la manifestation, le vacant qui induit le mouvement. Aussi l’espace, et ses différents espaces, n’ont pas fini de nous en conter.

Auteur:  LAUTIE JEAN PIERRE