Karna ou la parole qui se dérobe

Le nouvel opus des Cahiers de Présence d’Esprit «Mantra, formule magique ou moyen pour penser» (n° 18, sorti en juillet 2021) est un Cahier en deux parties, chacune accompagnée d’un CD audio chanté par Laurence Maman et Martyn Neal.

La première, Mantra, formule magique ou moyen pour penser, comporte des textes de Simone Tempelhof, Laurence Maman et un choix de situations du Mahâbhârata autour du poids de la parole rédigé par Béatrice Viard. On y trouve ensuite le livret des textes chantés dans le CD 1 avec les annotations de chant et indications de sens ou traductions. Ce demi-cahier se veut  pédagogique, et progressif dans l’introduction des mantras pour un pratiquant ou un enseignant. Les mantras les plus simples sont répétés deux fois pour ceux qui les découvrent.

L’autre demi-cahier s’intitule Donner de la voix, prendre la parole et questionne plus généralement la relation au son dans le yoga – au corps, au souffle, à la voix, à la parole – et ses effets sur celui qui chante. Il est majoritairement écrit par Laurence Maman. Deux « études de cas » rapportés par Laurence Maman et Béatrice Viard, invitent à qualifier ces effets de thérapeutiques. Il comporte aussi tous les textes du CD 2 avec les annotations de chant.
Martyn Neal précise : « Desikachar m’a toujours encouragé à creuser dans les racines de ma propre culture, certes sans refuser de m’enseigner le chant des textes sacrés de l’Inde. » Aussi ne soyez pas étonnés d’y voir se côtoyer un chapitre entier de la Taittirīya upaniṣad  avec des pièces de chant grégorien, ou la Valse de Melody Nelson.

Voici un extrait du texte de Béatrice Viard : «Le poids de la parole»

«Je repars de la citation de Charles Malamoud que fait Laurence Maman, dans laquelle il écrit : “Dans de nombreux mythes […], la parole personnifiée ne cesse de fuir, de se dérober et il faut toujours faire des efforts pour la retenir ou la faire revenir.”
Elle m’évoque, dans le Mahābhārata (1) l’épisode suivant :

Une jeune princesse, nommée Kunti, est dotée d’un mantra qui lui donne le pouvoir de convoquer un dieu afin d’en avoir un enfant. A peine pubère elle l’essaye en évoquant le dieu soleil. Un splendide enfant lui nait qu’elle abandonne, comme il en fut fait de Moïse, dans un frêle esquif au fil de l’eau. Cet enfant est recueilli par un cocher qui l’élève. Son nom est Karna, à jamais bâtard d’être à la fois fils d’un dieu et fils d’un cocher.

Le Mahābhārata est le récit d’une lignée et d’une légitimité perdues du fait d’une inextricable imbrication entre les hommes, les animaux et les dieux, doublée d’une autre imbrication entre l’auteur et ses personnages. Il en résultera une immense guerre entre deux clans d’une même famille.

Par un des méandres de l’histoire dont tous les fils  s’embrouillent, Karna est anobli par un des deux clans. A ce titre il fait partie de la caste des ksatriya – nobles, guerriers, défenseurs du territoire. Quand la guerre se prépare, dans chacun des deux clans le plus valeureux cherche à se procurer une arme d’une puissance de destruction incomparable dont le nom est pasupata
A cette fin, Karna se fait engager comme serviteur d’un ermite, ennemi mortel déclaré de cette caste des ksatriya qu’il traque inlassablement une hache à la main.
Après un an de service son maître lui propose une récompense.
– Que veux-tu ?
– Pasupata, répond Karna
La négociation est longue, l’ermite est méfiant, Karna doit se déclarer fils de cocher pour dissiper ses soupçons. L’ermite ramasse sur le sol un bout d’écorce et le tend à Karna en disant : “La formule secrète est inscrite dessus. Mais si tu m’as menti pour obtenir le secret, qui que tu sois, au dernier moment le secret s’échappera de ta mémoire.”
« Karna s’enfuit en courant dans les bois. A chaque pas il se répétait la formule, il la gravait profondément dans sa mémoire, pour s’opposer à la malédiction, pour bannir à jamais l’oubli. » (2)
 
Enfant non reconnu, il est comme condamné au mensonge et le mantra qui lui est donné est lui-même incertain. Karna est le plus beau et le plus tragique personnage du Mahābhārata. Bâti sur une parole, celle par laquelle sa mère a convoqué un Dieu, il est aussi bâti sur un silence, et au moment ultime la parole s’absente à lui.»

Auteur : Béatrice Viard, formatrice IFY