Danse et Yoga, voyages intérieurs

Formée à l’enseignement du yoga par Marina Margherita, Frédérique Hugot nous propose des extraits de son Mémoire de fin d’études consacré aux rapports du yoga et de la danse.
Ces extraits traitent des rapports entre thèmes d’improvisation en danse et bhâvana.

Thèmes d’improvisation en danse

Pour faciliter le rapprochement entre thème d’improvisation et bhâvana, j’ai rassemblé les thèmes d’improvisation danse en grandes catégories:

Les situations psychologiques : la famille, la séparation, la peur, le doute, l’impatience, les situations inextricables, l’incommunicabilité, la rivalité, la quête, l’hésitation, les regrets, l’accumulation, être embrouillé / c’est compliqué, l’interdit, je m’en fous, la rencontre (puis chacun écrit ce qu’il a vu dans les duos des autres).

La mémoire sensorielle : le froid, la canicule, un parfum, la gourmandise.

Les thèmes à la frontière du physique et du psychologique : le dégoût et le charme, recevoir quelque chose de quelqu’un et en faire quelque chose, la lutte, le sport, le labyrinthe, attraction et répulsion, l’abandon, la nonchalance, le vertige, le plaisir, le tiraillement.
Les directives qui vont créer des situations, provoquer des sensations ou des émotions : composition collective (cadavre exquis), revivre seul quelque chose qui s’est passé en duo, le corps largue les amarres et fonctionne sans la tête, l’extérieur et l’intime (faire les mêmes mouvements avec ces deux intentions), suivre un leader, s’identifier à un autre danseur et entrer dans son univers, s’identifier à un animal, s’identifier à un masque.
Improviser à partir d’un texte : l’univers du conte, poèmes de Prévert, soliloque.

Le thème d’improvisation oblige à creuser dans une direction

De façon générale, un thème porteur crée une tension qui va provoquer le mouvement. La plupart des thèmes portent en eux cette tension (le doute, le vertige). Lorsque cette tension n’est pas évidente (le charme), il est plus facile de travailler en alternant sur les contraires (le dégoût/le charme).

Le thème d’improvisation oblige à creuser dans une direction, il permet d’aller plus loin, évite de se disperser, de se contenter d’effleurer quelque chose. Le thème permet de se concentrer pendant toute la durée de l’improvisation et parfois il nous habite pendant toute une période. Grâce au thème, des mouvements et des situations inédites vont émerger.
Un thème d’improvisation peut nous parler intellectuellement, mais ça ne suffit pas. Il faut le laisser résonner en nous, le garder à l’intérieur de soi, sans s’acharner, accepter de prendre des chemins détournés pour y revenir, voire même recourir à l’attitude mentale opposée, pratipakṣa bhâvana, mentionnée dans l’aphorisme II.34 du Yoga-sûtra comme stratégie pour esquiver une pulsion conflictuelle.

Chacun cultive son univers et se confronte à ses limites

Chaque danseur s’approprie le thème à sa façon, certains peuvent développer des gestuelles similaires, mais souvent les directions prises par chaque personne sont très différentes. Chacun cultive son univers et aussi parfois se confronte à ses limites. Indirectement, par le biais d’un travail créatif, chacun apprend à se connaître, à identifier les registres dans lesquels il est à l’aise et ceux qui lui sont plus étrangers.

Bhâvana d’une séance de yoga

Le bhâvana est un point d’attention qui porte l’imaginaire lors d’une pratique de yoga. Ce point d’attention peut être spécifique à une posture, mais il peut aussi accompagner toute la séance. Un bhâvana peut référer à quelque chose de concret, comme par exemple les appuis dans le sol, ou bien donner une image, comme par exemple inspirer par le sommet du crâne ou même référer à un sentiment, comme par exemple le courage dans la posture du héros.

Support d’attention choisi pour faire apparaître quelque chose

Avant le premier atelier de yoga avec Marina Margherita, je n’avais jamais entendu parler de cette notion de bhâvana. C’est d’ailleurs un des éléments qui m’a décidé à entreprendre la formation de professeur de yoga. C’était après une séance où il était question de chercher alternativement la stabilité dans le mouvement et l’immobilité vivante. J’étais conquise par cette recherche !

Revenons à l’étymologie du mot sanskrit dont la racine BHA signifie « naître, devenir ».
bhâvana signifie :
– qui détermine l’existence
– support d’attention choisi pour faire apparaître quelque chose
– qui fait le bonheur, assure le bien être
– création mentale
– conception
– foi dans quelque chose
– source de méditation
– fait appel à l’imagination pour faire apparaître quelque chose
– visualisation

Définition de bhâvana par Desikachar :
– To become something
– Cut mechanical behaviour
– To visualize

Sortir de ses conditionnements

Ces définitions mettent l’accent sur la création, l’imagination, la visualisation, cela rapproche le bhâvana du thème d’improvisation dont le but est de stimuler l’imagination du danseur. La définition de Desikachar «to cut mechanical behaviour» tend aussi à rapprocher le bhâvana des thèmes d’improvisation qui aident le danseur à sortir de sa routine, de son vocabulaire habituel. De même, le yoga vise à sortir de ses conditionnements.

Par ailleurs, la notion de «foi dans quelque chose» est aussi nécessaire au danseur. Il est impossible d’improviser sans s’engager pleinement dans le sujet qu’on se propose. Le danseur peut bien sûr douter, se questionner, mais jamais pendant qu’il improvise, à ce moment là il doit être totalement convaincu.

Le choix du bhâvana est infini et propre à chaque enseignant

Comme pour les thèmes d’improvisation, le choix de bhâvana est infini et propre à chaque enseignant. A titre d’exemple, voici un récapitulatif et une tentative de classement des bhâvana que j’ai entendus au cours de ma formation de professeur de yoga.

Point d’attention sur le corps
– Séance qui prépare une posture cible, attention sur les parties du corps qui doivent être préparées
– A l’inspiration l’attention est au centre de la poitrine, à l’expiration sur le ventre
– Rechercher la stabilité dans le mouvement (dans les postures dynamiques) et l’immobilité vivante (dans les postures statiques)

Stabilité et confort
– YS 2.46 stabilité, appuis / aisance, confort
– Appuis, ancrage, stabilité

La respiration est au centre de la séance
– Energie, rétention poumons pleins (RP)
– Séance vers rétention (RP ou RV)
– Rythmes respiratoires
– YS 1.34 Attention au souffle
– YS 2.49 Prânayama, se laisser guider par la respiration
– Préparation au sommeil
– Prâna / Apana

Concentration sur les sens
– Son, mantra
– Du son au silence
– Regard : ouvrir les yeux sur l’inspiration, les fermer sur l’expiration
– YS 1.35 Concentration sur les sens

Jeu sur des opposés
– Intérieur / extérieur
– Espace avant / espace arrière

Thèmes issus du Yoga-sûtra

– «Abhyasa» : engagement, discipline
– «Abhyasa / Vairagya» : Faire, Laisser faire
– Connaissance par étapes (krama)
– YS.1.17 Samprajñata, la connaissance par étape
– YS 1.41 Samapatti, harmonie, fusion, «je suis asana», fusion souffle et mouvement
– Observateur / champ d’observation (YS 2.20 à 2.25)
– Approcher une posture difficile avec samtosha (contentement)
– Approcher une posture difficile avec vairagya (détachement)

Relation à l’autre
– Enchaînement en miroir en binôme

Ces bhâvana s’adressent à un groupe dans le cadre d’une formation. Beaucoup sont inspirés du Yoga-sûtra qui constitue le fil conducteur de la formation. Dans le cadre d’un cours individuel, le bhâvana sera choisi en fonction de la personne, de sa demande, de là où elle en est.

Le Yoga-sûtra est une source inépuisable, mais finalement, tout peut être source d’inspiration pour un bhâvana, du moment qu’il permet d’orienter le mental, de multiplier les différentes façons de vivre une même posture.

Créer des conditionnements positifs pour résoudre un problème

Lorsqu’un bhâvana s’adresse à un groupe, il doit permettre à chacun de s’y retrouver. Une formulation à la fois synthétique et ouverte facilite l’appropriation par chacun. Lorsqu’un bhâvana s’adresse à une personne, il peut être très spécifique et peut même être utilisé pour créer les conditionnements positifs nécessaires à la résolution d’un problème. Par exemple, une personne qui manque de confiance en elle peut pratiquer des postures d’ouverture en pensant à un personnage courageux. A force d’invoquer l’image de ce personnage, cela peut permettre à la personne d’acquérir peu à peu ses qualités.

L’imagination agit sur le corps qui à son tour agit sur le mental

Je me souviens d’une série d’improvisations sur les animaux, grâce auxquelles j’ai réussi à sentir naître en moi la sophistication. C’est un registre qui m’est difficile, mais après plusieurs séances à me mouvoir comme une langouste, j’ai pu mettre cette langouste dans une femme et lui trouver une gestuelle naturellement sophistiquée.

La différence avec le yoga, c’est que je ne cherchais pas à résoudre un problème personnel mais à élargir un registre de jeu. L’objectif n’est pas le même, mais les outils sont fort semblables. L’imagination agit sur le corps qui à son tour agit sur le mental et les représentations.

Inciter à la prise de conscience

Un bhâvana peut être actif, induire fortement quelque chose comme dans l’exemple du personnage courageux ou bien induire quelque chose de façon plus ouverte (ex. ancrage, stabilité). Il peut aussi être passif et ne rien induire du tout mais simplement inciter à l’observation, la prise de conscience.

La prise de conscience d’une ambiance qui s’est créée dans une improvisation collective, la prise de conscience d’une émotion ou d’une image induite par un mouvement, c’est aussi une façon d’orienter le cours d’une improvisation qui a pu commencer de façon libre. Au départ, il n’y avait pas de thème, mais il se construit peu à peu par l’observation de ce qui s’y passe. Parfois, le fait de formuler ce qui est en train de se jouer, le fait advenir de façon plus précise et plus riche.

En danse, l’observation permet de générer quelque chose, la prise de conscience permet d’affirmer, de développer ce qu’on a observé, toujours dans un but de jeu. Pour le yoga, l’observation ne vise que l’observation, la prise de distance, le discernement. A nouveau, l’objectif diffère mais les outils se ressemblent.

Le même geste est vécu différemment

Les bhâvana permettent d’étendre à l’infini la pratique de postures identiques, identifiées, codifiées, reproduites maintes fois. C’est le levier qui permet de revisiter les postures, de les redécouvrir. Le même geste est vécu différemment.

Grâce aux thèmes d’improvisation, de nouveaux gestes vont survenir, certes, c’est un des buts, mais surtout ils vont être habités de façon différente. Et c’est ce qu’on recherche, comme un musicien et son travail d’interprétation. Le même mouvement, selon qu’il soit porté par un thème ou un autre représente quelque chose de totalement différent.

Auteur:  HUGOT FREDERIQUE